Spécialiste des relations entre peinture et image imprimée, Emmanuel Pernoud consacre son nouvel ouvrage aux chromos, ces images en couleurs produites en grand nombre au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle. Avec habileté, il étudie non seulement les différentes applications de la chromolithographie, mais aussi les usages sociaux qu’elle implique et l’histoire du goût dans laquelle elle s’inscrit.
Inventée dans les années 1830, la chromolithographie, communément abrégée en « chromo », désigne à l’origine « une impression en couleurs d’un dessin sur pierre, la lithographie ». Rapidement, cette technique de reproduction connaît un essor important, employée notamment dans le domaine de la publicité, alors en plein développement. Ainsi, les grands magasins, tels que La Samaritaine ou Le Bazar de l’Hôtel de Ville, éditent à des millions d’exemplaires des cartes-réclames portant « une image au recto et au verso, le nom de la marque », collectionnées par petits et grands. Ce sont ces mêmes magasins qui bientôt commercialisent des « tableaux chromos », également appelés « chromos de bazar ». Vendus avec un encadrement, ils sont destinés à décorer les foyers petits-bourgeois et ouvriers, en lieu et place des peintures originales des intérieurs bourgeois : natures mortes et gibier pour la salle à manger, paysages alpestres ou agrestes pour la chambre à coucher, scènes familiales ou enfantines pour le salon. Le nom des auteurs de ces images est rarement connu même si certains peintres renommés ont vu leurs œuvres diffusées à une échelle industrielle, à l’exemple d’Auguste Renoir et de Jean-François Millet, avec Les Glaneuses ou L’Angélus.
UN PROCÉDÉ D’IMPRESSION DÉCRIÉ
La production massive de la chromo, son iconographie, jugée mièvre, et son style, médiocre, conduisent de nombreux artistes, écrivains et critiques à la déprécier : « Elle est techniquement moderne, analyse Emmanuel Pernoud, mais esthétiquement désuète et ce décalage fait son inconsistance : un tableau de camelote, une peinture en toc. » La chromo est accusée de tromperie, contrairement à la reproduction gravée en noir et blanc qui dit d’emblée ce qu’elle est. Pire encore, aux yeux des élites littéraires et artistiques, défendant « la dignité de l’art contre les vulgarités de l’imagerie », la chromo symbolise le mauvais goût populaire.
Il faudra attendre les premières décennies du XXe siècle pour que cette dernière, désormais perçue dans une perspective primitiviste, intéresse les artistes d’une manière entièrement renouvelée (Maurice de Vlaminck, Pablo Picasso, Joan Miró). À l’ère de la production en série généralisée, elle devient, chez Marcel Duchamp, Asger Jorn ou Daniel Spoerri, un moyen de « mettre en exergue le rapport de la peinture et de son double vulgarisé ». « Savoir choisir une chromo, c’est en faire une peinture », conclut avec malice Emmanuel Pernoud. L’œuvre est dans l’œil de celui qui la regarde...
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Emmanuel Pernoud, Chromo de bazar. Le tableau du pauvre, Paris, Hazan, 2025, 194 pages, 27 euros.