La manifestation artistique bruxelloise toute jeune trentenaire se réfère, pour l’occasion, à un article de Pier Paolo Pasolini publié en 1975. Le cinéaste italien y déplorait la disparition des lucioles, en lesquelles il voyait une « métaphore de toutes les présences vulnérables et magiques menacées par l’industrialisation, la pollution lumineuse et l’urbanisation ». Il percevait leur disparition comme « un symbole des vastes transformations culturelles et de la pression homogénéisante du progrès ». En cela, il nous prévenait aussi « des dangers de la conformité culturelle et du rejet de ce qui est considéré comme non marchand ».
Selon les directeurs artistiques du KunstenFestivaldesArts, Daniel Blanga Gubbay et Dries Douibi, cet article, rédigé il y a maintenant cinquante ans mais toujours d’actualité, fait écho aux fondements du Festival qu’il leur semble plus opportun que jamais de réaffirmer, en un temps où la culture est régulièrement mise en cause par certains dirigeants politiques. Ces fondements tiennent en quatre verbes : s’engager, promouvoir, soutenir et proposer. « Défendre l’inhabituel et l’hétérogénéité des avis et des formes » relève de l’engagement. « Établir un lieu de débats et de contestation au-delà du consensus » tient de la promotion. « Partager la découverte d’artistes aux regards singuliers » est synonyme de soutien. Les propositions se concrétisent sous la forme d’un programme de performances, lesquelles « sont parfois aussi éphémères que des lucioles, mais qui, comme elles, brillent de leur éclat magique dans l’obscurité ».
Pour les deux coorganisateurs, cette édition anniversaire ne se veut pas une « célébration triomphante », même si de grands noms associés au Festival depuis ses débuts, tels William Forsythe et William Kentridge, sont présents. Le premier, en collaboration avec le contorsionniste Rauf « Rubberlegz» Yasit, mêle ballet, hip-hop et danse folklorique, dans une chorégraphie spectaculaire. Friends of Forsythe est jouée pour la première fois dans l’espace public, en libre accès (place de la Bourse le 11 mai). William Kentridge présente, quant à lui, une actualisation de Faustus in Africa! dont la version originale avait été programmée au KunstenFestivaldesArts en 1995. Conçu avec la Handspring Puppet Company, originaire comme lui d’Afrique du Sud, ce spectacle devenu mythique combine de façon surprenante le théâtre et les marionnettes. Il met en scène le personnage de Faust en pilleur des richesses de l’Afrique et exploiteur du travail de ses habitants dans une quête de savoir et de pouvoir. Constamment nourries par le profond engagement de l’artiste contre l’apartheid, les créations de William Kentridge (spectacles, environnements, films, dessins et tapisseries) sont sublimées par les innovations formelles et narratives de celui-ci. Cette version actualisée de Faustus in Africa! évoque avec puissance la fièvre extractiviste et la politique dominante qui la soutient en Afrique du Sud comme partout ailleurs. Le 28 mai, une soirée est également consacrée à la projection de plusieurs films de William Kentridge.
C’est aussi avec des marionnettes, au travers d’une exposition et de performances (du 10 au 18 mai), que le marionnettiste Justice Kasongo Dibwe et la plasticienne Taus Makhacheva proposent une contre-narration du passé de leur pays respectif. Par le biais de sa sculpture mobile Congo : traces, parcours et souvenirs, le premier suit le fil de l’extraction des ressources naturelles dans l’ancien Zaïre, de l’époque coloniale à nos jours. La seconde, avec Way of an Object, redonne vie à trois pièces muséales du Daghestan, selon un processus de relecture critique de l’histoire de cette république fédérée à la Russie.
L’école des luciols
Outre son programme de spectacles, depuis quelques années, le Festival a lancé Free School, une école temporaire dédiée au partage des connaissances et des pratiques artistiques. Workshops, films, conférences et conversations se succèdent au cours de la dernière semaine de la manifestation. Dans le cadre de cette école, dénommée The School of Fireflies (l’école des lucioles) pour cette édition, Jordi Colomer anime un atelier ouvert à tous du 26 au 30 mai. Interrogeant, par ses performances, ses installations et ses vidéos, l’utilisation habituelle de l’architecture et de l’espace urbain, l’artiste catalan a été constamment attentif aux systèmes et modèles de représentation de la ville et à notre capacité de les subvertir par l’imagination. Pour cet atelier, il a choisi le quartier central de la Bourse, dont l’agencement urbain, la diversité du bâti, l’offre commerciale, l’attrait touristique (duquel restent heureusement préservés quelques îlots culturels) et la mixité n’ont cessé d’évoluer au cours des cinquante dernières années. La question de l’artiste est ainsi posée : quels aspects intangibles d’une ville disparaissent lorsque ses paysages physiques changent ?
Affirmant sa volonté de débattre des « systèmes dominants », l’école consacre deux jours au Revive Gaza’s Farmland, avec l’objectif d’analyser et de sensibiliser le public au phénomène de « la confiscation des terres, à la destruction du secteur agricole et à la famine comme tactique de guerre en Palestine ». Ce débat pour le moins délicat est élargi « à la résistance environnementale et coloniale », en les remettant « subtilement en cause ».
Les temps forts du festival
Parmi les performances les plus attendues figurent celles de Miet Warlop et d’Ann Veronica Janssens. La première, qui représentera la Belgique à la Biennale de Venise en 2026, offre en première mondiale son spectacle le plus ambitieux à ce jour, INHALE DELIRIUM EXHALE (du 18 au 21 mai). La rencontre d’un groupe de performeurs et d’un immense tissu de soie de 1 500 mètres de long donne l’impression de vagues se fracassant sur le monde extérieur. Aussi étonnant que cela puisse paraître, 50 km of atmosphere to give a deep blue constitue la première proposition réellement performative de la seconde (du 25 au 29 mai). Dans le très beau cadre de la chapelle des Brigittines, la performance expérimentale et quasi théâtrale de la plasticienne belge invite le spectateur à s’immerger dans une installation sensorielle, laissant ainsi les sculptures pénétrer son esprit.
Est également très attendu, puisqu’il s’agit là encore d’une première mondiale, le deuxième volet de la trilogie Cadela Força montée par Carolina Bianchi – dont le premier, The Bride and the Goodnight Cinderella, n’était pas passé inaperçu lors du Festival d’Avignon en 2023. Avec The Brotherhood, la metteuse en scène et performeuse brésilienne poursuit sa dénonciation des violences sexuelles, avec la puissance iconoclaste qu’on lui connaît (du 9 au 12 mai). La pièce dépeint l’aversion, mais aussi la fascination que suscite le pouvoir masculin et comment les femmes tentent d’y faire face. Les autres performances au programme sont signées de Wael Shawky, Saodat Ismailova, Rébecca Chaillon, Mila Turajlič, du duo Tarek Atoui et Noé Soulier, ou encore de celui formé par Tianzhuo Chen et Siko Setyanto.
Fort de quarante événements, pluridisciplinaire par vocation, contemporain par nécessité, prônant l’insaisissable comme le décloisonnement, la découverte comme la mise en question, le recours à l’histoire et aux histoires pour mieux décrypter les contradictions du présent, le Festival se veut plus que jamais engagé. Car pour ses promoteurs, « dépasser la modération constitue presque un acte politique ».
«KunstenFestivaldesArts», 9-31 mai 2025, divers lieux, Bruxelles, kfda.be