« Tel maître, tel chien ! », c’est tout le propos d’une nouvelle collection d’ouvrages aux Éditions Norma, orchestrée par Martin Bethenod (également chroniqueur pour notre journal). « J’aime à penser que le chien est cet animal qui nous aide à être, tout le temps que dure notre vie », souligne Mark Alizart, philosophe, écrivain et ancien directeur adjoint au Palais de Tokyo, à Paris. Pour autant, la présence du chien dans l’art paraît anecdotique. Mentionnons celui qui sommeille auprès de la Mélancolie d’Albrecht Dürer, le compagnon de Gustave Courbet dans Bonjour Monsieur Courbet ou encore la Fontaine que Marcel Duchamp a volontairement signée « R. Mutt », soit « clébard » en argot américain.
Symboles de fidélité irréprochable, d’amitié indéfectible et de loyauté sans faille, nos meilleurs amis – « Amigos Forever » dans le texte – sont le plus souvent, et parfois malgré eux, assimilés à leur propriétaire, jusqu’à devenir leur miroir parfait, au point que s’opère une forme de mimétisme ; comme en témoigne la célèbre photographie de David Douglas Duncan, publiée dans Paris Match en 1962, qui représente Pablo Picasso, debout en slip kangourou, tenant par le collier Kaboul sur le perron de son château de Vauvenargues : tous deux regardent l’horizon dans la même direction, tous deux sont de la même facture, celle des vainqueurs !
UNE ŒUVRE SENSIBLE À SES AMITIÉS CANINES
Le premier opus de la collection, sous la plume de Jean-Louis Andral, directeur des musées d’Antibes et conservateur en chef du musée Picasso dans la même ville, est justement consacré à cette icône absolue que représente l’artiste espagnol. On le connaissait aimant la compagnie des chiens – depuis son premier petit chien en papier découpé réalisé à l’âge de 9 ans jusqu’à ses lévriers afghans, Igor, Sauterelle et le fameux Kaboul –, mais aucune recherche à ce sujet n’existait jusqu’alors. Selon son vieil ami Brassaï, « les animaux étaient aussi indispensables à ses côtés qu’une présence féminine ». Le parallèle est provocateur, voire excessif, mais non dénué de vérité. Selon John Richardson, Dora Maar ne craignait pas d’affirmer : « Les transformations du style de Picasso reflétaient les transformations de sa vie privée. Quand la femme changeait, tout le reste changeait : non seulement son art, mais la maison dans laquelle il vivait, le poète autour de lui, le cercle d’amis et le chien. »
On peut donc légitimement analyser l’œuvre de Pablo Picasso, et c’est l’objet de cet ouvrage érudit, fin et ciselé, au fil de ses amitiés canines. On y rencontre Clipper, le petit épagneul bâtard de son adolescence ; Gat – « chat » en catalan – offert par Maurice Utrillo au Bateau-Lavoir ; Frika et Feo – « affreux » en espagnol – qui accompagneront sa relation avec Fernande Olivier ; Bob, l’énorme saint-bernard, ainsi que les airedale-terriers des années Boisgeloup, Elft et Noisette. Kazbek, le saluki hiératique, des années Dora Maar, lui fait dire : « Comme je travaille avec Kazbek, je fais une peinture qui mord. » Le boxer Yan puis le teckel Lump – « fripouille » en allemand –, offert par David Douglas Duncan, se retrouvent dans la série des Ménines, bien que de façon anachronique. Le dalmatien Perro – « chien » en espagnol – apparaît souvent, dans les tableaux, près du buffet de type Henri II de la salle à manger du château de Vauvenargues. Se distinguent aussi par leur port altier les lévriers afghans, Kaboul figurant de manière ponctuelle dans les portraits de Jacqueline Roque.
Toutefois, selon Gertrude Stein, Pablo Picasso ne s’embarrassait guère de précautions à leur égard, était irrité par eux parfois et n’hésitait pas à les confier à ses amis lorsqu’ils devenaient trop encombrants ou insupportables. Le lien durable de l’artiste à ses chiens est finalement moins la relation en elle-même qu’une propension partagée à faire usage de « flair », cette capacité, selon Jean-Louis Andral, « de suivre une piste, de ne jamais s’arrêter de chercher, quoi qu’en ait dit l’artiste avec le célèbre “je ne cherche pas je trouve” ». Autrement dit : chercher le maître, vous trouverez le chien ! Ils sont là, partout, dans son œuvre.
-
Jean-Louis Andral, Picasso et ses chiens, Paris, Éditions Norma, collection « Amigos Forever », 80 pages, 24 euros.