En 1974, dans le catalogue de l’exposition « New Japanese Photography » au MoMA, à New York, le texte du critique Shōji Yamagishi présente les photo- graphes japonais les plus importants du moment : Daidō Moriyama, Masahisa Fukase, Eikōh Hosoe, Ken Ohara... liste qu’il conclut par ces mots : « Je tiens à préciser que, sans Ishimoto, nous n’aurions jamais pu atteindre la photographie d’aujourd’hui. »
Pourquoi alors Yasuhiro Ishimoto a-t-il disparu de l’histoire de la photographie japonaise ? Cette question est à l’origine du projet d’exposition de Diane Dufour, codirectrice du BAL, à Paris. Si le photographe s’est fait dépasser par la vague Provoke, sa position dans un entre-deux qui le rend inclassable explique cette disparition : il n’est ni japonais ni américain. « Pourtant, affirme la commissaire, c’est justement ce double regard qui a permis un véritable tournant et l’épanouissement de la photographie moderne au Japon. »
Avec près de 170 tirages, dont beaucoup de la main du photographe, l’exposition « Yasuhiro Ishimoto : des lignes et des corps » explore la puissance visuelle des premières décennies du photographe, période charnière durant laquelle ses va-et-vient entre le Japon et les États-Unis ont forgé le regard qui allait influencer toute une génération.
Yasuhiro Ishimoto naît à San Francisco en 1921, puis grandit jusqu’à l’âge de 17 ans sur l’île de Shikoku au Japon, avant de retourner aux États-Unis, où, comme des milliers d’américains d’origine japonaise après Pearl Harbor, il est interné dans un camp. Il y découvre la photographie. À sa libération, Yasuhiro Ishimoto s’installe à Chicago. Ayant en tête de devenir architecte, il observe les constructions de cette ville moderne par excellence, mère des gratte-ciels. Il s’inscrit finalement au New Bauhaus en 1948, année où la section photographique tant voulue par László Moholy-Nagy est créée. Les préceptes tranchants tout droit venus du Bauhaus allemand affinent son regard : expérimentation, rigueur formelle, poétique de la modernité, beauté de l’objet du quotidien et surtout « des points, des lignes, la texture d’une surface et de la lumière. » Sur les premiers murs de l’exposition se dévoile un collagiste, explorant les potentiels de la photographie, dans des études du mouvement notamment.
Le laboratoire de la ville
À la tête du département l’année suivante, le photographe Harry Callahan encourage ses élèves à sortir du studio pour se confronter à la rue. Chicago devient pour Yasuhiro Ishimito un véritable laboratoire, un terrain de jeu où il applique ses connaissances. Un jour de neige devient prétexte à transformer la ville en une œuvre abstraite aux clichés de portes d’entrée et de voitures contrastés jusqu’à l’épure. Le photographe déconnecte le sujet de son contexte pour laisser s’épanouir la beauté d’une composition – qui saute aux yeux en premier lieu – comme dans la série de jambes à Chicago Beach qui n’est qu’un champ de lignes. L’influence de Harry Callahan l’amène vers des thématiques plus sociales. Yasuhiro Ishimoto se rend dans les quartiers défavorisés où il photographie les enfants. Son approche documentaire laisse toutefois primer la poésie de la géométrie, tel le portrait d’une petite fille africaine-américaine perdue dans ses pensées, encadrée par le bois de la fenêtre et la fêlure en arabesque de la vitre.
En 1953, Yasuhiro Ishimoto rentre au Japon pour la première fois depuis quatorze ans. Il s’installe dans le quartier de Shibuya à Tokyo, qui verra naître ses premiers gratte-ciels deux ans plus tard. Le photographe observe les rues de la ville à travers l’œil du New Bauhaus. Pour la scène photographique japonaise d’après-guerre, l’heure est au réalisme, et cette esthétique formaliste est mal perçue. Ce n’est qu’un an plus tard, grâce à sa rencontre avec le photographe Kiyoji Ōtsuji et le critique Shuzō Takiguchi, que Yasuhiro Ishimito monte sa première exposition, laquelle lui offre l’opportunité de semer les graines de la modernité dans les cercles artistiques nippons. Le Japon le découvre.
Un bilinguisme visuel
Yasuhiro Ishimito a l’opportunité de visiter la villa Katsura, à Kyoto. La découverte de cette architecture épurée et monochrome est un choc esthétique. De la géométrie des shoji (panneaux) blancs quadrillés par les piliers en bois jusqu’aux ovales des chemins de pierre, cette villa impériale contemporaine du château de Versailles incarne toute la modernité dont il s’est imprégné aux États- Unis : « Quelle émotion de retrouver dans l’architecture classique de mon pays d’origine, non seulement des rappels de l’architecture moderniste, mais sa source même... » Les clichés qu’il réalise ici, des cadrage serrés proche de l’abstraction, vont redéfinir la perception de l’architecture traditionnelle japonaise pour toute une génération d’architectes et de designers : grâce à lui, le Japon prend conscience de sa modernité.
En 1958, Yasuhiro Ishimoto retourne pour un temps à Chicago. Il retrouve une ville dont maints quartiers ont été sacrifiés par la gentrification, et une Amérique divisée politiquement. Sous cet angle, il arpente les rues, photographiant la destruction des bâtiments ainsi qu’une population fatiguée et inquiète, à l’image du jeune homme la tête entre les mains ou du garçon qui semble prêt à être englouti par la texture pierreuse des marches sur lesquelles il est assis. 1958 est aussi l’année où il publie Someday, Somewhere, son premier ouvrage considéré aujourd’hui comme le « premier grand livre de photographies japonais de l’après-guerre ». La publication à la mise en page novatrice brouille les frontière entre Chicago et Tokyo, à l’image de sa propre vie.
Trois ans plus tard Yasuhiro Ishimoto rentre définitivement au Japon, dans une société amorçant sa profonde métamorphose, entre emprise américaine et élans de rébellion. Bientôt la vague Provoke viendra bouleverser radicalement les codes de la photographie, emportant tout sur son passage, Yasuhiro Ishimoto compris. Par son destin hors norme et un « bilinguisme » qui se manifeste jusque dans ses images, le photographe a pourtant ouvert la voie à ce nouveau langage, faisant dire à l’architecte Arata Isozaki : « Noguchi en sculpture et Ishimoto en photographie vont donner une forme au Japon. »
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« Yasuhiro Ishimoto : des lignes et des corps », 19 juin-17 novembre 2024,
LE BAL, 6, impasse de la Défense, 75018 Paris, le-bal.fr