L’art africain est en plein essor en Russie. Alors que le Kremlin a entrepris de renforcer ses liens commerciaux et diplomatiques avec les pays africains, ravivant ainsi une campagne soviétique de soft power sur le continent, les musées et galeries d’art russes s’engagent eux aussi dans cette voie. Cette vague d’expositions comble en partie un vide, les lieux de culture ayant été exclus des échanges avec leurs homologues européens depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les partenariats entre musées russes et américains sont suspendus depuis 2010 en raison d’un différend concernant la bibliothèque Schneerson conservant un fonds de livres et de manuscrits hébreux.
Cette tendance s’inscrit dans le boom de l’art africain de ces dernières années en Europe et aux États-Unis, mais elle est également en phase avec l’évolution de la politique étrangère du Kremlin. « Reversed Safari » [« Safari inversé »], la première grande exposition d’art africain en Russie, a eu lieu l’été dernier au Manege Central Exhibition Hall de Saint-Pétersbourg, rassemblant plus de 300 œuvres de 49 artistes africains et 14 artistes russes. Le musée national russe, dirigé depuis avril par une fidèle de Vladimir Poutine, Alla Manilova, a organisé une exposition parallèle, sous le titre « L’Afrique dans l’art russe ». Les deux expositions se tenaient parallèlement au deuxième sommet Russie-Afrique organisé par Vladimir Poutine dans la ville en juillet. La déclaration du premier sommet de 2019 comprenait, entre autres, un engagement à faciliter la coopération dans les domaines de la culture, de l’éducation et du tourisme.
Parallèlement, le réseau international de centres culturels « Russkii dom » se développe rapidement en Afrique, plus récemment au Burkina Faso et au Tchad. Le mois dernier, l’Institute for the Study of War, basé à Washington, aux États-Unis, a fait part des inquiétudes exprimées par des responsables ukrainiens selon lesquelles ces centres, qui encouragent l’étude du russe et les programmes d’échanges culturels, sont utilisés pour « promouvoir la propagande russe et mener un "travail subversif" à l’étranger ». Bien qu’ils soient souvent présentés comme des ONG, ils sont placés sous l’égide de Rossotrudnichestvo, une agence gérée par le ministère russe des Affaires étrangères qui fait actuellement l’objet de sanctions de l’UE pour avoir « diffusé les récits du Kremlin » par l’intermédiaire d'« agents d’influence ».
« Reversed Safari », une exposition panafricaine réunissant des artistes de près de vingt pays, a été présentée comme « anticoloniale par essence ». Elle a voyagé en octobre au musée d’État des beaux-arts de Kazan, la capitale de la République du Tatarstan, où elle se tient jusqu’au 4 février 2024.
Certains artistes, comme Mederic Turay de Côte d’Ivoire, ont publié sur les réseaux sociaux des messages mettant en avant leur participation à l’exposition de Saint-Pétersbourg. D’autres, dont le sculpteur ghanéen El Anatsui, ont déclaré qu’ils n’avaient aucune idée que leurs œuvres y étaient incluses, selon la chaîne de télévision américaine Radio Liberty. Nnenna Okore, une artiste nigériane née en Australie et installée à Chicago, a confirmé à The Art Newspaper qu’elle n’avait, elle non plus, pas été informée. L’exposition comprend notamment des œuvres de Dominique Zinkpe (Bénin), Esther Mahlangu (Afrique du Sud), Pierre Bodo (République démocratique du Congo), Soly Cissé (Sénégal) ou Wael Shawky (Égypte).
Les co-commissaires de l’exposition sont Alessandro Romanini, spécialiste italien de l’art africain, et Yulia Aksenova, ancienne conservatrice à la galerie d’État Tretiakov et au Garage Museum of Contemporary Art à Moscou. Triumph, une galerie commerciale de Moscou qui entretient des liens avec les élites russes, figure également parmi les organisateurs. La galerie Lis 10, située à Paris et à Arezzo, en Italie, qui représente de nombreux artistes impliqués, a assuré la promotion de l’exposition sur son site Internet et sur les réseaux sociaux.
Inquiétudes quant à l’absence de consentement des artistes
Dans un entretien accordé à Radio Liberty, l’historien de l’art d’origine ukrainienne (et collaborateur de The Art Newspaper) Konstantin Akinsha a fait part de ses inquiétudes quant à l’absence de consentement de la part de nombreux artistes impliqués, leurs œuvres ayant été obtenues auprès de prêteurs privés et de la galerie Lis 10. Il a qualifié l’exposition d’« effort de propagande étonnamment réussi » offrant « des décorations politiquement correctes pour les ambitions russes en Afrique ».
Contacté par The Art Newspaper, Mederic Turay explique qu’il a été motivé pour participer à « Reversed Safari » par les similitudes entre l’Afrique et la Russie et par le potentiel de collaborations interculturelles entre les artistes africains et russes. « Il ne m’appartient pas, en tant qu’artiste, de juger chaque partie, mais de faire une déclaration plus positive », affirme-t-il, tout en reconnaissant que l’exposition pourrait être utilisée à des fins politiques.
Emelyan Zakharov, cofondateur de la Triumph Gallery, a déclaré à l’agence de presse russe RIA Novosti que des collectionneurs italiens avaient volontiers prêté des œuvres pour l’exposition et que « le dialogue culturel se poursuivait en dépit de toutes les difficultés politiques ».
L’exposition « Reversed Safari » présente également des pièces d’une collection d’art africain traditionnel réunie par le photographe brésilien d’origine roumaine Eddy Novarro, ami de Pablo Picasso et d’autres maîtres de l’art moderne. En 2003, la veuve russe de Novarro, Tatiana, a transféré la collection à la succession de Vasily Polenov, un paysagiste russe très respecté.
Natalia Polenova, arrière-petite-fille de Polenov, directrice de son musée et de son ancienne maison de campagne dans la région de Toula, a expliqué à The Art Newspaper que la « renaissance de l’intérêt pour l’Afrique » a été une aubaine pour la collection Novarro. Quatre-vingt-six pièces ont été récemment exposées au musée d’art de Yaroslavl et des sculptures et masques africains de la collection sont exposés au musée Polenov jusqu’au 14 avril 2024.
À la fin de l’année dernière, un espace d’exposition situé au sein de la Chambre de commerce et d’industrie de Russie à Moscou a montré environ deux cents œuvres d’une autre collection privée d’art africain du XXe siècle. La plupart des pièces, appartenant à Marina Schmidt, datent des années 1950-1980 et ont été achetées à des spécialistes soviétiques qui travaillaient à l’époque dans les pays africains, selon un communiqué de presse.
Une collection d’art congolais de l’époque soviétique a fait l’objet d’une exposition récente au musée d’État d’art oriental de Moscou, consacrée à l’école des peintures Poto-Poto. Au cours de l’été, le directeur du musée, Alexander Sedov, a également annoncé son intention d’ouvrir un espace consacré à la culture africaine dans un ancien centre d’art contemporain de Moscou, fermé pour des raisons politiques.
L’agence de presse officielle russe TASS rapporte que le nouveau musée fera progresser le « partenariat stratégique » entre la Russie et le continent africain, en revenant sur le rôle de l’URSS et en positionnant la Russie d’aujourd’hui comme « son successeur dans le soutien à la lutte des peuples africains pour l’indépendance ».