Après un report de deux ans dû au Covid-19, la Biennale de Kochi-Muziris, dans le Kerala, au sud de l’Inde, inaugure sa cinquième édition à compter d’aujourd’hui. Mais si la soixantaine d’artistes invités a largement supporté l’attente, le contenu a, lui, changé en cours de route.
« Auparavant, l’exposition était plus tactile, désormais elle comporte davantage d’œuvres vidéo et audio – des créations qui peuvent être transférées en ligne et rencontrer leur public dans le domaine du numérique », explique la commissaire, l’artiste indo-singapourienne Shubigi Rao. Ceci n’est pas sans affecter l’identité de l’exposition, la biennale étant réputée pour son pourcentage élevé de commandes spécifiques in situ. Les artistes sont généralement invités à réagir à l’histoire de Fort Kochi et de l’ancien port de Muziris, situés au croisement d’importantes routes commerciales. Mais en raison des retards et de l’incertitude qui règnent depuis 2020, un certain nombre d’œuvres commandées par la biennale ont été présentées ailleurs. Les grandes installations de l’artiste libanais Ali Cherri et du Vietnamien Thao Nguyen Phan ont été montrées pour la première fois cette année à la 59e Biennale de Venise avant de prendre la direction de l’Inde.
Néanmoins, plusieurs artistes, principalement originaires d’Asie du Sud et du Sud-Est, dévoileront de nouvelles œuvres commandées par la biennale. Ainsi des sculptures d’Amol K. Patil, des peintures de Vasudevan Akkitham, et du film de Priya Sen sur Delhi réalisé pendant et après les confinements. Sahil Naik, originaire de Goa, présentera une installation monumentale, All is water and to water we must return, qui retrace l’histoire d’un village sacrifié pour construire un réservoir, et qui refait brièvement surface chaque année.
Même si depuis sa nomination à la direction artistique de la biennale le monde a connu une succession de soubresauts, Shubigi Rao affirme que sa note d’intention, rédigée dans divers aéroports au cours de l’année 2019 alors qu’elle se rendait à des événements du circuit du monde de l’art, est restée pratiquement inchangée : « Les questions spécifiques qui structurent cette exposition – la diffusion mondiale de l’information, les conditions de précarité et d’inégalité – n’ont pas changé, ils sont seulement devenus plus évidents. »
Centrée sur le thème de « l’optimisme, même dans l’absurdité la plus sombre », Shubigi Rao espère que son exposition reflétera l’endurance des pratiques artistiques qui ont résisté à la pandémie et, en outre, qu’elle sera un témoignage de la loyauté et de la résilience des créateurs exposés et des collaborateurs de la biennale. « Les artistes et les collectifs présentés dans l’exposition ont parfois changé de pratique, se sont séparés, ont perdu leur atelier et ont subi de grandes pertes – et pourtant, ils sont restés avec nous, dit-elle. Les discours sur le soin et la communauté dans le monde de l’art ne sont souvent que des paroles. J’ai l’impression qu’il s’agit d’un rare exemple de mise en pratique. »
Ces affirmations devront encore se confronter à la réalité : la dernière édition de la biennale, qui avait ouvert ses portes en décembre 2018, a été mêlée à plusieurs scandales administratifs. Le principal d’entre eux a opposé les ouvriers et les sociétés ayant travaillé sur l’exposition, qui accusent la Kochi Biennale Foundation (KBF), organisatrice de l’événement, de ne pas les avoir payés rapidement et intégralement. Les responsables de la KBF ont maintenu que ces accusations étaient sans fondement, une affirmation soutenue par le cabinet d’architecture local désigné pour servir de médiateur dans ce conflit. Néanmoins, pas plus tard que ce mois-ci, certains entrepreneurs ont déclaré aux médias locaux que le problème n’avait pas été résolu. La dernière édition a également vu le cofondateur de la biennale, Riyas Komu, accusé de harcèlement sexuel dans des posts publiés anonymement sur Instagram. Il a quitté son poste de secrétaire de la KBF à la suite d’une enquête interne qui, en l’absence de plainte officielle, l’a blanchi de tout acte répréhensible. Mais, il a refusé de reprendre son poste.
Lors de cette édition, la biennale semble particulièrement déterminée à monter que les actes de soin et de résilience peuvent effectivement dépasser le domaine artistique et s’étendre aux pratiques sociales. Cette approche se manifeste par des nouveautés telles que le programme « Invitations », qui offre un espace pour des expositions parallèles organisées par d’autres entités artistiques d’Asie du Sud, sans rapport entre elles, comme la Biennale de photographie de Chennai [Madras]. Il s’agit là d’un signe de la maturité de la Biennale de Kochi-Muziris en tant qu’institution, selon son président-fondateur, Bose Krishnamachari. La biennale fête cette année sa première décennie, après avoir organisé son édition inaugurale en décembre 2012.
Si la Biennale de Kochi-Muziris continue à étendre ses ramifications à travers le sous-continent, Bose Krishnamachari maintient que son objectif reste résolument local, et il considérera toujours les Keralans – dont environ 500 000 visitent l’exposition chaque année – comme le principal public. « Ce n’est pas pour rien que nous avons été baptisés "la biennale du peuple" », déclare-t-il.
Pour respecter cet engagement, le gouvernement du Kerala, qui finance en partie la biennale, avait récemment entamé des pourparlers pour acquérir la Aspinwall House – une grande propriété patrimoniale qui fait face à la mer, et accueille régulièrement des œuvres de la manifestation – auprès du promoteur immobilier DLF. Cet achat aurait permis à la KBF d’utiliser le lieu tout au long de l’année et de maintenir un programme permanent. Selon le New Indian Express, les pourparlers ont finalement échoué début décembre, DLF n’ayant pas donné suite en raison du prix proposé. Mais, la cinquième édition de la biennale comprendra toujours l’Aspinwall House qui restera l’un de ses sites pendant les quatre mois de la manifestation.
Néanmoins, le fait que le gouvernement se donne désormais pour priorité de doter la fondation d’un lieu d’art contemporain ouvert toute l’année est « un énorme succès », selon Bose Krishnamachari. Il rappelle qu’au moment du lancement de la biennale, l’État du Kerala ne comptait pas un seul musée d’art contemporain. « Avant notre arrivée, personne ne connaissait le langage artistique [contemporain] – les installations et les textes muraux étaient totalement étrangers à la culture locale, affirme-t-il. Aujourd’hui, les films en malayalam utilisent le terme "biennale". Je considère que c’est un signe aussi positif qu’un autre ».
Biennale de Kochi-Muziris, 12 décembre 2022-10 avril 2023, divers lieux, Kochi, Inde ; l’exposition est soutenue par le gouvernement du Kerala et des partenaires dont BMW.