Le marché de l’art est généralement considéré étant en retard de quelques mois sur la conjoncture économique globale. Toutefois, certaines de ses tendances commencent déjà à se faire sentir à Art Basel Miami Beach cette semaine.
« On sent quelque chose dans l’air », glisse un marchand de premier ordre qui a souhaité conserver l’anonymat. Et il ne fait pas seulement référence aux nuages qui sont arrivés jeudi après-midi, apportant une averse soudaine. « Le marché a atteint une sorte de zénith et maintenant, tout le monde se prépare à une période plus mouvementée », ajoute-t-il.
Ce même marchand note une baisse du nombre des visiteurs en provenance d’autres villes américaines, notamment New York, Chicago et Dallas, ainsi qu’une cohorte plus réduite d’Européens et encore moins de clients en provenance des pays asiatiques, où les restrictions de voyage liées à la pandémie n’ont été levées que récemment. Ceci résulte « d’une combinaison entre une réticence à voyager et une autre à acheter », poursuit-il.
Néanmoins, certaines des plus grandes galeries ont fait état de ventes à sept chiffres au cours des deux premières heures d’ouverture de la foire mardi, bien que la plupart de ces œuvres étaient soit prévendues soit la cession était presque finalisée.
Parmi les transactions les plus importantes, figurent une peinture d’Agnes Martin de 1998 pour 7 millions de dollars et une toile représentant des fleurs par Andy Warhol, datant de 1964, pour 3,8 millions de dollars chez Pace ; une nouvelle toile combinant plusieurs techniques de Mark Bradford pour 2,5 millions de dollars et un tableau Philip Guston de 1979 pour 7 millions de dollars chez Hauser & Wirth (la galerie aurait engrangé 18 millions de dollars de ventes dès midi le jour d’ouverture). Le niveau des transactions a considérablement baissé le deuxième jour, la grande majorité des œuvres cédées ne dépassant pas les six chiffres.
Chez Gagosian, une poignée d’œuvres a franchi la barre du million de dollars, mais la plupart se sont vendues entre 300 000 et 500 000 dollars, y compris Jaws (2020) d’Anna Weyant, qui, selon certaines sources, a été vendue pour un peu moins de 500 000 dollars, soit bien en dessous de ses adjudications aux enchères.
Les prix de Miami n’ont jamais égalé ceux de la foire phare d’Art Basel en Suisse. Mais, quand on l’interroge sur ces chiffres relativement plus modestes annoncés cette année, un marchand estime que « la majorité des galeries ont joué la sécurité avec ce qu’elles ont apporté. Quand vous voyez des nuages se former, vous gardez certaines de vos œuvres les plus précieuses pour les jours de pluie. »
D’autres marchands ont évoqué les récentes ventes aux enchères de New York - où 2 milliards de dollars ont été dépensés rien que chez Christie’s - comme ayant pu couper l’herbe sous le pied de Miami. Le conseiller en art Adam Green, basé à New York, souligne que la plupart des collectionneurs « ont acquis des quantités substantielles d’œuvres d’art au cours des deux dernières années, dopées par la pandémie », ce qui a « réduit l’urgence d’acheter aux foires de Miami cette année ».« Si les œuvres les plus demandées se sont bien vendues, les collectionneurs sont généralement de plus en plus sélectifs, gardant leur argent pour les bonnes opportunités », ajoute-t-il.
Soutenu par des collectionneurs fortunés, le sommet du marché de l’art est souvent considéré comme immunisé face aux soubresauts de l’économie. « À notre niveau, le marché est aussi bien protégé qu’il puisse l’être », déclare le marchand américain Sean Kelly, qui qualifie cette édition de la foire de « très bonne » en termes de ventes, ajoutant même qu’elle « a été meilleure que prévu ». Il a notamment vendu cinq peintures d’Idris Khan, dont Underneath the Willow (2022), pour un prix de 180 000 livres (210 000 euros), et la sculpture suspendue d’Awol Erizku, Nefertiti-Miles Davis (Gold) (2022), pour 70 000 dollars.
Sean Kelly admet que ce succès « n’est pas vraiment logique », sachant que les taux d’intérêt ont doublé et que « les marchés suscitent beaucoup d’inquiétude ». Néanmoins, souligne-t-il, la récession « ne se fait pas sentir sur le marché [de l’art haut de gamme] pour le moment ».
Avec la disparition de la bulle sur le marché ultra-contemporain, certains marchands estiment que les ventes sur le second marché d’œuvres d’artistes plus établis pourraient contribuer à soutenir leurs activités dans les mois à venir.
Le New-yorkais Christophe van de Weghe, qui est l’un des seuls à s’occuper exclusivement du second marché à Art Basel Miami Beach, note ainsi combien l’offre reste l’éternelle problématique dans son domaine. « Si vous disposez de bonnes pièces qui sont fraîches sur le marché, alors vous faites des affaires », dit-il.
Les premières ventes sur le stand de cette galerie comprennent La Femme au Perroquet (1952) de Fernand Léger, acquise par un collectionneur suisse pour 850 000 dollars, et Crâne (1976-1977) d’Andy Warhol, cédé à un collectionneur américain pour 950 000 dollars.
Au troisième jour, cependant, Christophe Van de Weghe attendait toujours un acheteur pour The Ruffians (1982) de Jean-Michel Basquiat, proposé au prix de 20 millions de dollars. Le marchand dit avoir refusé une offre à 17 millions de dollars, mais il est convaincu de pouvoir vendre l’œuvre avant la fin de la foire samedi soir.
Toutefois, les remises ne sont pas rares pour les clients les plus fidèles, surtout en période de crise économique. Comme le dit Christophe Van de Weghe, « exposer sur une foire coûte cher, alors je n’ai pas envie de demander des prix fous. Je veux montrer des choses que je peux vendre et sur lesquelles je peux gagner de l’argent, tout en faisant plaisir aux clients. »
Pour d’autres artistes très demandés, pour lesquels il existe des listes d’attente comprenant des centaines de personnes, les rabais sont moins courants. Le marchand new-yorkais Jack Shainman affirme qu’il aurait pu vendre « dix fois » la nouvelle toile de Lynette Yiadom-Boakye sur son stand le jour du vernissage. La rétrospective de l’artiste britannique vient de rouvrir à la Tate Britain à Londres, après avoir été fermée au bout de deux semaines en décembre 2020 lorsque le Royaume-Uni a subi un nouveau confinement, une exposition qui comprend également plusieurs nouvelles toiles.
Jack Shainman précise que la galerie est en train de choisir actuellement avec soin l’heureux bénéficiaire de l’œuvre – reçue trois semaines seulement avant la foire. Son prix avoisine les 3 millions de dollars. Quel que soit l’acheteur, un contrat strict interdira de revendre la toile aux enchères à courts termes.
Concernant le segment du marché aux prix plus modestes, la perspective de la récession est plus palpable. Sibylle Friche, associée de la galerie Document à Chicago, dit avoir constaté « plus de prudence de la part de collectionneurs qui auraient pu être un peu plus fougueux par le passé ».
Malgré les prix plus abordables affichés sur le stand (de 2 000 à 35 000 dollars) et la décision d’apporter des œuvres plus petites et plus facilement transportables, elle souligne que la galerie « n’a pas vendu en grande quantité comme les années précédentes, marquées par un flux constant de visiteurs ». Néanmoins, 60 % du stand avait trouvé preneur à la fin du deuxième jour, avec des ventes réalisées principalement auprès d’Américains et d’Européens.
L’année prochaine, la galerie envisage de participer à moins de foires et de se limiter aux grands événements, « car, même si nous n’y vendons pas, ces salons contribuent à façonner notre image ».
Art Basel à Miami Beach est peut-être le dernier baroud d’honneur de l’année pour certains, mais pour d’autres, un cran en dessous, elle s’avère une bouée de sauvetage bien nécessaire.