Ces temps-ci, les aiguilles des boussoles ont tendance à indiquer… l’Est du Moyen-Orient. À Abou Dhabi, le thème choisi pour la 2e édition de Manar (« le phare ») est précisément « The Light Compass », « la boussole lumineuse », en écho à ce carrefour du commerce constellé d’îles désertiques où poussent à l’infini gratte-ciel et zones résidentielles. « Je suis arrivé en ayant déjà défini le projet autour de The Light Compass, qui a rencontré les aspirations de l’équipe curatoriale qui avait des idées autour de la navigation », confie Khai Hori, directeur artistique de cette édition. Ce dernier a apporté d’autres perspectives, fort de son expérience dans la réalisation concrète de projets publics d’envergure à Singapour, mais aussi d’ancien directeur adjoint à la programmation du Palais de Tokyo à Paris. Il n’est pas anodin non plus qu’il soit de confession musulmane, « ce qui permet de comprendre plus facilement la sensibilité des artistes et mes interlocuteurs de la région », explique-t-il.
À mi-chemin entre l’Europe et l’Asie, c’est justement le positionnement du riche émirat, qui se veut un hub financier mais aussi une terre d'accueil et de rencontres. « Pour moi, Abou Dhabi et les Émirats arabes unis sont vraiment devenus un hub, un centre pour des gens qui y arrivent de partout ou en repartent, un lieu important d’échanges. Mais aussi un incubateur pour y développer de nombreuses idées. C’est devenu aussi plus ouvert. En effet, il n’est pas possible de développer de tels projets si la société n’est pas disposée à accueillir la nouveauté », poursuit le directeur artistique.
En 2023, l’édition inaugurale de Manar s’était notamment déroulée sur une île seulement accessible en bateau et dépourvue d’infrastructures, une initiative compliquée à mettre en œuvre. Cette fois, elle se déploie sur plusieurs sites différents, réunissant 22 œuvres lumineuses – sculptures, projections et installations immersives –, dont 13 nouvelles, fruits de commandes in situ, réalisées par un mélange d’artistes émiratis ou venus d’ailleurs. « Nous présentons bien plus d’œuvres interactives que dans la 1re édition, et incluons des artistes du Global South dont une artiste de Malaisie, Pamela Tan, ce qui était important pour nous », observe l’une des curatrices, Munira Al Sayegh.

Shaikha Al Mazrou, Contingent Object, 2025. Manar, site de Jubail Island. Photo: A.C.
Au Souq Al Mina, nouveau complexe de boutiques et de restaurants donnant sur Mina Zayed, le port où transitait avant la Seconde Guerre mondiale un important commerce de perles naturelles, se dresse une imposante sculpture de Kaws, un personnage allongé sur le dos tenant entre ses mains un globe lumineux. Sur Al Jubail Island, accessible par une autoroute flambant neuve, se déploie le cœur de cette édition : un bout de désert fermé par une enceinte accueille une dizaine de pièces à la technologie sophistiquée, pour le plus grand bonheur des familles qui s’y rendent en nombre à la nuit tombée. Enfin, Manar investit un nouveau site, le village d’Al Ain, plus éloigné, avec là aussi une dizaine d’œuvres réparties au gré de deux oasis arborées.
Leur point commun : l’utilisation de la lumière, de néons, de lasers ou d’écrans… Toutes ces œuvres s’apprécient à la nuit tombée, quand la chaleur devient agréable, l’exposition étant ouverte de la fin d’après-midi jusqu’à minuit, et dotée d’une impressionnante équipe accueillant et guidant les visiteurs. Ce mode nocturne, les différents parcours sous la voûte étoilée, le caractère interactif d’une partie des œuvres contribuent à une vraie « expérience » artistique qui s’inscrit dans la lignée du land art ou de « Desert X », en particulier pour un public régional pas toujours familier avec l’art contemporain, tout en étant parfaitement dans l’ère technologique. Manar alterne avec la biennale d’art public d’Abou Dhabi, qui déploie cette fois davantage ses œuvres dans l’espace urbain ou en lisière, toujours sous la houlette du département de la culture et du tourisme de l’émirat. Un projet parti du contexte d’Abou Dhabi autour de la nature et de son climat spécifique comme le précise Reem Fadda, qui pilote les projets culturels d’Abou Dhabi.
S’il fallait décerner une palme à l’œuvre la plus impressionnante, ce serait sans doute à celle de Shaikha Al Mazrou, artiste basée à Dubaï qui participe par ailleurs actuellement à la Triennale d’Aïchi au Japon. Après avoir emprunté une voiturette le long d’une piste sableuse, le visiteur découvre sur Jubail Island un immense bassin circulaire parsemé d’arcs lumineux, dont la couleur de l’eau évolue dans le temps sous l’effet des cristaux de sel et de l’environnement, évocation subtile et poétique des ressources aquatiques, de la fragilité et des processus de transformation. Une artiste qui « transcende l’identité émiratie pour parler à une audience internationale », souligne Khai Hori.

Drift, Whispers, 2025. Manar, site de Jubail Island. Photo: A.C.
Sur le même site, les épis de blé lumineux du Studio Drift forment une forêt qui se meut légèrement sous le vent du désert. Du même Drift, des fleurs naissent et s’étirent sous un dôme au gré des mouvements des mains des visiteurs. Plus loin, une voie lactée coule sur la pente d’un toit, réalisation de l’artiste argentin Ezequiel Pini alias Six N. Five.
Sur le site d’Al Ain, certaines œuvres se détachent. Telle l’installation lumineuse et sonore de Rafael Lozano-Hemmer qui projette sur le sol des passages de poèmes contemporains en arabe et en anglais qui fuient comme sous l’effet du vent. Le même artiste a conçu Pulse Canopy, un ballet de lasers qui bougent au rythme électrique des pulsations cardiaques. Tombée sous le charme de l’œuvre de Shaikha Al Mazrou, qui lui fait penser à la Spiral Jetty de Robert Smithson de 1970, la Française Christine Macel, qui fait partie des personnalités chargées de sélectionner le prochain curateur de la Biennale d’art public d’Abou Dhabi, salue en Manar « une exposition bien pensée pour l’art public, qui réussisse à faire venir autant de gens des classes moyennes ». Manar, confie-t-elle, « ancre une typologie d’expositions en nocturne et en famille basée sur la lumière et le rapport au ciel, à la terre, avec une dimension cosmique ». Qui pourrait bien avoir de l’avenir dans cette région qui après l’or noir, se rue vers l’art.
Manar Abu Dhabi, jusqu'au 4 janvier 2026, différents sites, Abou Dhabi.
