Avec Erik Boulatov, décédé le 9 novembre à l’âge de 92 ans, disparaît une figure majeure de l’art contemporain russe. Créateur d’un langage pictural faisant dialoguer mots et peinture, l’artiste star du conceptualisme moscovite, courant artistique né au début des années 1970, avait émigré à la fin des années 1980 au moment de la Perestroïka. Après avoir vécu aux États-Unis, en Suisse et en Espagne, il s’était installé en 1991 à Paris, où il s’est éteint.
Né le 5 septembre 1933 à Sverdlovsk – aujourd’hui Ekaterinbourg, dans la région de l’Oural –, Erik Boulatov se forme à l’École de peinture, sculpture et architecture de Moscou de 1947 à 1952. Le système soviétique encourage alors un art officiel et proscrit toute autre forme d’expression. Après la mort de Staline, en 1953, il entre à l’Institut des beaux-arts Sourikov. En rébellion contre la peinture académique imposée par l’école, il se lie avec des artistes tout aussi opposés au réalisme socialiste, parmi lesquels Ilya Kabakov et Oleg Vassiliev. Avec d’autres, ils formeront un cercle dissident : le « Groupe du boulevard Sretenski », du nom du quartier où ils résident. « La vraie création et l’art officiel étaient devenus irréconciliables, dira-t-il plus tard. En Russie, l’idéologie était l’ennemi de l’art. » Il vivra plusieurs décennies de son activité d’illustrateur de livres pour enfants, continuant de peindre en secret. En 1957, la découverte du pop art au Festival de la jeunesse à Moscou aura une influence durable sur son travail.
Ses œuvres ont été présentées pour la première fois de l’autre côté du mur à la Galerie Dina Vierny à Paris, en 1973, dans l’exposition « Avant-Garde Russe – Moscou 73 ». « Dans la peinture de Boulatov s’opposent apparemment une vision quasi photographique du monde et la représentation du langage, car elle est l’aboutissement d’une longue réflexion sur l’abstraction, la lumière et la sémiologie, écrit la galerie au sujet de l’artiste. Chaque tableau est le fruit d’un processus trouvant son origine dans une quête incessante de l’espace pictural et une interrogation sur la représentation de l’espace social. Parti d’une recherche de structure dans l’esprit de Malévitch, Boulatov se déplaça ensuite vers une vision objective de la réalité où la lettre allait prendre en charge la force abstraite du langage. La photographie devint l’instrument indispensable pour capter objectivement une perception subjective. »
En 1988, le musée national d’Art moderne – Centre Pompidou lui a consacré une exposition en 22 tableaux. « C’est l’univers quotidien qui fournit à l’artiste matière à réflexion, écrit à cette occasion le musée. La réalité officielle (les portraits, les slogans, les panneaux gigantesques, la propagande) est dépouillée, soit par la superposition des images, soit par l’introduction d’un texte, de sa signification mythique en faisant apparaître la réalité authentique. Sceptique mais non cynique, teintée parfois d’un humour grinçant et d’ironie subtile, la peinture de Boulatov est aussi empreinte d’un certain lyrisme. La composition très élaborée, l’utilisation de la couleur, appuyée ou monochrome – tantôt élément démasquant, tantôt harmonie –, témoignent d’une grande maîtrise. Et même si, apparemment, elle s’inspire de l’univers soviétique, une poétique humaniste, une profonde réflexion philosophique donnent à la peinture de Boulatov une dimension universelle. »
Erik Boulatov compte parmi les artistes russes contemporains les plus cotés. En 2008, son tableau Gloire au PCUS (1975) a été adjugé à Londres 2,1 millions de dollars (un peu plus de 1,8 million d’euros). Peu représentée dans les musées en Russie, son œuvre figure dans des collections étrangères privées et publiques, du Centre Pompidou à Paris au Museum of Modern Art (MoMA) à New York.
Des expositions ont été organisées à Moscou et Nijni Novgorod à l’occasion de son 90e anniversaire. Les Mémoires de l’artiste ont récemment paru en Russie.
