Lors de l’inauguration de l’exposition de fin d’année des pensionnaires de la promotion 2024-2025 de l’Académie de France à Rome – Villa Médicis, le 27 juin, Lilou Vidal, sa commissaire, a expliqué en préambule le choix du titre « Changer la prose du monde » (« Cambiare la prosa del mondo »), tiré d’un poème de l’autrice italienne Amelia Rosselli : « J’y ai immédiatement vu un fil conducteur pour traduire la variété des cultures, des langages polyphoniques, la multidisciplinarité. J’ai ainsi proposé aux pensionnaires de m’envoyer une phrase de leur choix, inventée ou glanée, pour répondre à cette proposition de la poétesse. Cela nous a permis de tisser une écriture collective dans le récit visuel de l’exposition. » Ces phrases ponctuent le parcours, « un peu comme un poème déconstruit dans les pages d’un livre ». Sam Stourdzé, directeur de la Villa Médicis, a salué de son côté des « récits alternatifs, merveilleux et dissonants, venant tordre le langage », ajoutant que cette nouvelle promotion « dresse les contours d’un monde chargé de l’immense tâche de se réinventer ».

Sam Stourdzé, directeur de la Villa Médicis, et Lilou Vidal, commissaire de l'exposition, lors de son inauguration le 27 juin. Photo : Stéphane Renault
Chercheur en histoire de l’art, Pierre Von-Ow s’intéresse plus particulièrement à l’histoire de la perspective en Grande-Bretagne aux XVIIe et XVIIIe siècles. Son installation s’inspire des leçons d’optique du mathématicien non-voyant Nicholas Saunderson, à qui Denis Diderot a dédié son essai Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749). Ses planches tactiles reproduisent des diagrammes dessinés par plusieurs de ses élèves pour illustrer les leçons du maître sur l’arc-en-ciel.
Clovis Maillet, artiste et historien, présente Il libro delle morte, une installation conçue dans un contexte « d’année de deuil », qui rend hommage aux victimes de féminicides et « transcides ». Le public a été traversé d’une émotion intense lors de la performance de Flor Paichard – un chant rituel pour les mortes.
Au chapitre des collaborations entre pensionnaires, Louisa Yousfi, autrice, a retranscrit sur une porte, avec l’aide de Nicolas Daubanes, une inscription d’un père palestinien à son fils, qui s’apprête à être incarcéré. « Un manuel de survie pour les dominés, un corps collectif en résistance », explique-t-elle.

Nicolas Daubanes devant l'un de ses photogrammes. Photo : Stéphane Renault
Dans le grand escalier, s'inspirant d'un tableau de François-Marius Granet, Nicolas Daubanes expose une série de photogrammes représentant la fenêtre de la cellule où Galilée fut incarcéré en 1633 à la Villa Médicis. « Je mets à l’épreuve une nouvelle technique en réalisant ces images avec une disqueuse, un outil de métallurgie, qui envoie un jet de feu, et en utilisant de la limaille de fer. Représenter l’abjuration de Galilée m’intéresse ; devoir mentir, aller dans le sens contraire de nos idées pour survivre est une question qui m’anime fortement », confie-t-il.
Bianca Bondi, d’origine italienne et sud-africaine, en lice pour le Prix Marcel-Duchamp cette année, a mis en dialogue dans son installation un reliquaire empli d’objets et diverses plantes autochtones. « La spiritualité et l’écologie sont deux axes majeurs dans ma pratique, explique-t-elle. Amener le vivant dans un contexte muséal est une expérience constante, qui réserve sans cesse des surprises, des aléas. La vie de la matière n’est pas vraiment maîtrisable. C’est une belle métaphore de la vie. Dans ma famille, le contrôle était très important. L’œuvre est pour moi une forme de lâcher-prise. Travailler avec l’éphémère me passionne, comme la manière de ramener ces pièces de l’extérieur vers l’intérieur. J’ai découvert que les ruches de la Villa étaient vides, les essaims ayant été détruits par des frelons asiatiques. J’ai souhaité faire revenir les abeilles. Les plantes de mon installation seront replantées dans le bosco pour réensauvager l’espace. Nous avons créé un parfum, en associant les essences de la Rome antique à des phéromones d’abeilles, afin d’attirer les pollinisateurs. J’aime l’idée que mon œuvre se prolonge ailleurs, autrement. La nature continue sans nous, sans l’humain. Que va-t-il rester ? La mémoire de l’œuvre est pour moi beaucoup plus importante que l’œuvre en soi. C’est une chose que Yoko Ono m’a apprise ».
Et de poursuivre : « Cette résidence à Rome m’a fait prendre conscience de mon modus operandi. Je dois travailler in situ, j’ai besoin de prendre du temps, je dois aussi apprendre à déléguer… Mais cette année a été très inspirante. Cela n’a pas été le farniente : au bout de quelques semaines où je me suis ressourcée, j’ai multiplié les projets. Je n’avais jamais vécu en Italie. Or, l’année où je me reconnecte avec mes racines, j’ai été invitée à exposer au Castello di Rivoli, à la Fondation Memmo, au Museo de Arte Contemporáneo de Roma (Macro), à Bergame dans une église désacralisée… Je suis curieuse de ce que cela va donner à l’avenir, plein de nouvelles portes se sont ouvertes. »

Bianca Bondi dans son installation The perennial truth/ empires do fall/ into perfect geometries/ of stone, 2025. Techniques mixtes (bois, feuille d’or, cire d’abeille, glycérine, végétation, lumières de croissance). Objet en verre : Aldo Frasca & Paolo Rossi. © Bianca Bondi & Galerie mor charpentier. Photo : Stéphane Renault
Au nombre des autres propositions visuelles et sonores de l’exposition, l’installation Anhanga de l’artiste et cinéaste brésilienne Ana Vaz évoque avec sensibilité la végétation du Cerrado, « les ossements et les esprits, mais aussi la fièvre du colonialisme ou celle de la modernité prédatrice et dégradante ». Abdessamad El Montassir propose une pièce sonore et vidéo immersive, composée en collaboration avec Matthieu Guillin, où les chants des Haratins, nom donné aux esclaves et affranchis au nord et à l’ouest du Sahara, résonnent face aux images des acacias bercés par le vent. Jérôme Printemps Clément-Wilz a écrit lors de sa résidence son premier film de fiction sur la figure de saint Paul. Son road trip à la rencontre de communautés queer ou de groupes évangélistes propose une transposition actuelle de la vie du saint dans un récit singulier, intitulé Un ange sans ailes mais avec des seins en plastique.

Abdessamad El Montassir, Hajra taht lissani 2025 حجرة تحت لساني. Pièce sonore et vidéo 5.1.2 22’. Composition en collaboration avec Matthieu Guillin/ vidéo en collaboration avec Stefano Cocca. Voix : Maimouna, Zoho Mint Rwijel, Cheikh Teghra. © Daniele Molajoli
« Cette exposition parachève un des aspects fondamentaux de cette résidence, à savoir le déplacement, conclut Sam Stourdzé. Vivre pendant un an en communauté intellectuelle de disciplines différentes crée non seulement des amitiés, mais fait se rencontrer des méthodologies de travail différentes. L’artiste, le compositeur et l’historien de l’art n’ont pas le même protocole. S’apercevoir, en se confrontant à l’autre, que sa méthode est différente, crée une ouverture extrêmement intéressante. Cela s’incarne. Cette forme d’exposition rend bien compte de cet esprit de laboratoire de création, dans lequel le processus est aussi important que le résultat. Nous savons sélectionner des individualités de talent, mais l’alchimie ne prend pas toujours aussi bien. Comment faire que les 16 pensionnaires en créent un 17e, qui est le corps social ? La relation se construit, demande un effort. Or, cette promotion 2024-2025, qui a érigé le collectif en méthode de travail, était bénite. C’est une année jubilaire ! »

Les pensionnaires de la promotion 2024-2025 à la Villa Médicis. © Daniele Molajoli
« Changer la prose du monde », exposition des pensionnaires de la Villa Médicis, du 28 juin au 8 septembre 2025, Viale della Trinità dei Monti, 1, Rome, Italie.