En 1968, Christo et Jeanne‑Claude enveloppaient les 2 400 m² de la façade néoclassique de la Kunsthalle de Berne dans du polyéthylène – leur toute première intervention à l’échelle d’un bâtiment entier. Commandée par le conservateur suisse Harald Szeemann dans le cadre d’une exposition collective d’art environnemental, Wrapped Kunsthalle ne dura qu’une semaine, mais repoussa les frontières de ce que l’on considérait alors comme de l’art.
La Kunsthalle a récemment ravivé ce moment avec une autre intervention monumentale, cette fois signée Ibrahim Mahama. En lieu et place du plastique, l’artiste ghanéen a enveloppé le bâtiment d’un matériau chargé d’évocations liées au travail et au commerce mondialisés : des sacs de jute fabriqués en Asie du Sud-Est, importés au Ghana pour transporter les fèves de cacao vers les marchés européens. L’industrie suisse du chocolat, en particulier, a bâti sa prospérité sur les récoltes des producteurs ouest-africains, qui fournissent une part significative du cacao brut mondial.
Cette installation, en écho à la radicalité curatoriale d’Harald Szeemann et à l’histoire coloniale souvent occultée de l’exploitation du cacao par la Suisse au Ghana, annonçait la nouvelle orientation de la Kunsthalle de Berne. Le revêtement de jute a été retiré début juin, marquant la fin d’une transformation d’un an menée sous la direction d’iLiana Fokianaki.
Peu après sa nomination fin 2023 à la tête de l’institution, l’instauration de nouvelles normes de sécurité a conduit la Kunsthalle à créer une seconde entrée à l’arrière du bâtiment. Cette première grande rénovation depuis plus d’un siècle représentait « une excellente occasion de repenser en profondeur l’envers du décor », explique iLiana Fokianaki : rémunération des artistes et des équipes, élargissement du public et redéfinition de la programmation.
« L’histoire de la Kunsthalle a été très eurocentrée, très blanche, observe-t-elle. C’est une réalité à laquelle il faut s’attaquer. Et le moment est venu, en Suisse et dans ses musées, où ces sujets prennent de l’ampleur. » iLiana Fokianaki cite en exemple le Musée national suisse de Zurich, qui a présenté à l’automne dernier une exposition majeure consacrée au passé colonial du pays.
Après avoir confié à Ibrahim Mahama le « premier geste » du renouveau, la Kunsthalle de Berne a rouvert avec un triptyque d’expositions consacrées à des artistes noirs. Aux côtés des monographies du sculpteur américain octogénaire Melvin Edwards et de la jeune artiste namibienne Tuli Mekondjo, Tschabalala Self présente une installation de ses figures noires emblématiques, peintes et collées.
La rétrospective d’Edwards, inaugurée l’an dernier au Fridericianum de Cassel, en Allemagne, voyagera en 2026 au Palais de Tokyo à Paris. Chaque étape du projet intègre des éléments spécifiques : à Berne, des « contributions » d’amis et d’influences de l’artiste viennent évoquer « tout ce qui gravite autour de Melvin », explique iLiana Fokianaki. L’exposition aborde ainsi l’esclavage, la ségrégation, le mouvement des droits civiques aux États-Unis, mais aussi son engagement ultérieur en Afrique. Outre les célèbres Lynch Fragments et autres sculptures en fil barbelé et chaînes soudées, l’exposition comprend des œuvres sur papier aux couleurs vives, où Edwards utilise des chutes de métal comme pochoirs pour ses compositions à la bombe et à l’aquarelle.
Tuli Mekondjo, pour sa part, s’intéresse à l’effacement des pratiques culturelles ancestrales en Afrique – une autre forme de spoliation opérée par le colonialisme européen. Sa nouvelle installation, conçue en dialogue avec le Musée d’ethnographie de Neuchâtel, fait référence aux objets rituels appelés « enfants façonnés », que des missionnaires, ethnographes et voyageurs occidentaux ont emportés de Namibie durant l’époque coloniale. Ces poupées étaient confectionnées au sein des familles pour être offertes aux jeunes filles pour augurer de leur future maternité.

Tuli Mekondjo, Ounona veda (Children of the soil), 2023. Photo Jasper Kettner
Le travail de Mekondjo a été « délibérément associé » aux explorations sculpturales d’Edwards sur l’identité afro-américaine, précise Fokianaki : « Tout cela est évidemment interconnecté. » Avant son arrivée à Berne, Fokianaki avait fondé State of Concept, une structure indépendante à Athènes, reconnue pour son engagement en faveur de la justice sociale. Le nouveau cycle d’expositions de la Kunsthalle s’inscrit dans cette même dynamique. Elle abordera au cours des deux prochaines années les questions de catastrophe environnementale, d’équité, de droits du travail et de politiques du care.
Si Harald Szeemann a placé la Kunsthalle de Berne sur la carte comme un foyer d’expérimentation avant-gardiste dans les années 1960 – lieu ensuite dirigé par Jean-Hubert Martin de 1982 à 1985 –, iLiana Fokianaki entend aujourd’hui réinventer la pratique curatoriale à l’aune des enjeux politiques contemporains. Elle décrit les projets de Mahama, Edwards et Mekondjo comme des expressions du « Plantationocene », un cadre théorique qui analyse la crise climatique à travers le prisme du « capitalisme racial ». D’autres expositions à forte portée conceptuelle sont en préparation, signées des artistes Sung Tieu, Gala Porras-Kim et Daniela Ortiz.
« Ce qui nous intéresse, ce sont des perspectives qui ne soient pas eurocentrées, mais ancrées dans le monde, dans la majorité globale, affirme iLiana Fokianaki. J’aimerais que la Kunsthalle soit perçue comme un lieu qui se confronte aux questions essentielles et complexes de notre temps, et que ce soit là notre véritable proposition, bien au-delà d’une exposition simplement séduisante. »
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« Expositions de réouverture : Melvin Edwards, Tuli Mekondjo, Tschabalala Self », jusqu’au 17 août 2025, Kunsthalle de Berne, Helvetiaplatz 1, Berne, Suisse
