Alison Saar : Sweet Life
Citizen Cane, c’est le titre en forme de calembour qu’Alison Saar a donné à l’une de ses statues, représentante des coupeuses de canne à sucre. Elle brandit une torche et porte autour de sa taille toute une collection de machettes. Sculptée dans le bois, la statue est entièrement recouverte de petites plaques d’étain martelé. C’est un matériau qui tapissait les plafonds des demeures victoriennes aux États-Unis et qui fait office d’armure pour cette héroïne guerrière. Autour de la citoyenne Cane, sont suspendues des tentures dépeignant les femmes au travail dans les champs de canne à sucre avec torche et machette. Alison Saar réécrit l’histoire en détournant l’imagerie coloniale, s’inspirant de l’art tribal et de l’artisanat populaire.
À la fin du XVIIIe siècle, Thomas Stothard, célèbre illustrateur anglais, avait représenté le voyage de la Sable Venus de l’Angola aux Antilles en prenant Botticelli pour source. S’inspirant de Stothard, Alison Saar a gravé et fait imprimer sur tissu la mutinerie de cette Vénus promise à l’esclavage. Dans un ciel nocturne étoilé, elle reprend possession de son image et devient une conquérante armée d’une serpe et soufflant dans un coquillage.
L’exposition, exceptionnellement riche, est comme un voyage, ou un très long blues, à travers la culture afro-américaine et caribéenne. La mémoire de l’esclavage, restituée par des variations autour des colliers, chaînes et cages (dont une armature de jupe crinoline), côtoie la célébration du jeu de dominos, véritable signe identitaire.
Du 15 mai au 11 juillet 2025, Galerie Lelong, 38 avenue Matignon, 75008 Paris

Basma al-Sharif, Semi-Nomadic Dept-Ridden Bedouins, 2006. Courtesy de l’artiste et de la galerie Imane Farès
Basma al-Sharif : Semi-Nomadic Debt-Ridden Bedouins
Basma al-Sharif avait rencontré la locution « Semi-nomadic debt-ridden bedouins » (Bédouins semi-nomades endettés) pour désigner le peuple de Palestine dans un texte de propagande sioniste, alors qu’elle était encore étudiante à Chicago. Elle en avait fait le titre d’une de ses premières œuvres en 2006. Celle-ci lui avait été inspirée par un événement tragique survenu la même année sur une plage de Gaza : une jeune fille avait vu devant elle toute sa famille massacrée par un tir de missile. Sous douze photographies sans rapport direct avec cet épisode, mais toutes rattachées au Moyen-Orient, Basma al-Sharif déroulait comme en sous-titres le monologue intérieur d’une des victimes ou de la survivante. On peut interpréter la décision de présenter à nouveau cette œuvre comme un acte de foi dans le travail artistique face à la persistante négation de l’autre. En rapport, l’artiste expose une œuvre nouvelle. Ce sont des photos de petit format, 19 exactement, toutes encadrées, comme des fragments d’un journal, et entre lesquelles sont intercalées les strophes d’un poème en anglais sur six feuilles de papier-calque. Une œuvre facile à transporter et à installer, bien dans l’esprit nomade. Le poème s’achève sur ces mots : « tandis que l’humidité continuait d’effacer le sang du sable, nous sommes retournés à pied par la route Salah ad-Din ». Au sous-sol de la galerie est projetée une courte séquence filmée, la promenade à cheval de deux jeunes femmes, dont la cinéaste, au bord de la mer, il y a quelques années, à Gaza, et quelques mots prononcés pour en saluer la beauté.
Du 24 mai au 19 juillet 2025, Imane Farès, 41, rue Mazarine, 75006 Paris

Vue de l’exposition « Tirdad Hashemi : Butchered Bodies » à la Galerie Christophe Gaillard, Paris. Photo © Rebecca Fanuele. Courtesy Galerie Christophe Gaillard
Tirdad Hashemi : Butchered Bodies
Soufia Erfanian : Lies that bled blue
Tirdad Hashemi et Soufia Erfanian forment un couple queer et ont collaboré à de nombreuses occasions, notamment à la Biennale de Lyon 2024 et tout récemment à l’École municipale des beaux-arts / galerie Édouard-Manet à Gennevilliers. À travers la présentation simultanée de leurs deux expositions monographiques dans les deux espaces de la galerie, c’est une autre forme qui est donnée à leur conversation. Les « Butchered bodies », littéralement corps massacrés ou charcutés, de Tirdad Hashemi sont de grandes compositions aux tons ocre, rose et rouge brun, ceux de la chair et du sang. On y voit beaucoup de sang, des gestes de percement et de coupures, et une omniprésence de coutures, marques de mastectomies. Mais cette violence répétée, ressassée, aussi dérangeante fut-elle, est à voir comme une autre façon de manifester la vie. Les représentations ou les allégories de la naissance se trouvent malmenées dans une perspective trans. Ce qui cherche à se dire ne peut prendre une forme claire, d’où ces effets de répétition et de ressassement. Le titre de l’œuvre choisie pour figurer en couverture du flyer donne un nom à la force en jeu : The collapse of years of hiding (l’effondrement des années de dissimulation).
Soufia Erfanian, pour sa part, travaille avec la narration et la théâtralité. Elle peint des figures d’enfants cernées d’adultes monstrueux et bouffons. Les fonds dans des tons de bleu et de vert évoquent l’orage et la tempête. L’œuvre qui figure de l’autre côté du flyer, Unhealed cut (coupure non soignée), nous montre une enfant en robe de dimanche, à la carnation lumineuse et tenant dans sa main un couteau. Derrière elle, et comme fondues dans le décor, deux de ces figures grotesques incarnent le monde d’artifice et de mensonges à vaincre et à surmonter.
Du 15 mai au 21 juin 2025, Galerie Christophe Gaillard, 5 rue Chapon, 75003 Paris

Laura Garcia Karras, Mae J., 2025, huile sur toile, 166 x 140 cm. Courtesy de l’artiste et Galerie Anne-Sarah Bénichou
Laura Garcia Karras : Calisté
Laura Garcia Karras a peint une série de fleurs, des fleurs très agrandies qui occupent toute la surface de la toile et même au-delà, rappelant ainsi l’effet all-over. Le caractère décoratif n’est qu’un aspect de ces œuvres qui, au second regard, se révèlent des constructions complexes, des expérimentations entreprises avec un mixte de fidélité au modèle et de liberté absolue. En variant dans un même tableau, les manières, modelant certaines parties pour leur donner le maximum de relief ou, au contraire, peignant des tiges ou des rayures en aplat, l’artiste nous offre une diversité de points de vue, une vision cinétique et haptique. Le spectateur a la sensation d’entrer dans la fleur en traversant des plans successifs et de reconnaître les étapes du processus pictural. Tel tableau intitulé Paon trace un extraordinaire chemin vers la lumière à travers des motifs de rayure détachés de leurs pétales et des étamines jaillissant en gouttes. Tel autre nommé Giu déconstruit littéralement le motif, nous projetant par une gradation de bleu du pistil vers un ciel où rayonne un astre cuivré. L’élargissement de la réalité et le glissement vers l’abstraction s’accomplissent par accumulation de détails et excès de netteté. La réunion de ces fleurs a quelque chose d’explosif.
Du 23 mai au 12 juillet 2025, Galerie Anne-Sarah Bénichou, 45, rue Chapon, 75003 Paris
