Pour les Néerlandais, le XVIIe siècle est une période bénie. Tandis que la Hollande assume fièrement son statut de grande puissance mondiale, les artistes exceptionnels fleurissent durant ce que l’on appellera le Siècle d’or. Rembrandt, Jan Lievens, Gerrit Dou, Pieter de Hooch, Frans van Mieris, Vermeer rivalisent d’invention et de virtuosité dans les scènes de genre et les portraits qu’ils peignent.
La Leiden Collection reconstitue ce foisonnement artistique. Riche de plus de 250 œuvres d’artistes néerlandais, elle a été rassemblée par l’homme d’affaires et philanthrope américain Thomas Kaplan et son épouse Daphne Recanati Kaplan. Ce qui la rend mythique est la réunion de 18 œuvres de Rembrandt (17 peintures et un dessin) – un exploit que seuls quelques musées nationaux peuvent prétendre surpasser – et la présence d’un tableau de Vermeer, le seul encore en main privée. Thomas Kaplan a pensé cet ensemble de manière à tisser la trame d’une épopée picturale autour de Rembrandt. Cet amateur de peinture a constitué l’essentiel de sa collection en seulement dix ans (au rythme d’acquisition d’une œuvre par semaine les cinq premières années !). Étant donné la réduction de l’offre sur le marché, il est peu probable qu’une telle prouesse puisse être jamais renouvelée.
Nommée par ses propriétaires d’après la ville de Leyde – Leiden en néerlandais –, ville natale de Rembrandt, la collection est révélée au public en 2017, à Paris, au musée du Louvre. Depuis, elle a parcouru le monde, de la Russie à la Chine en passant par les Émirats arabes unis. En effet, Thomas Kaplan n’hésite pas à prêter ses œuvres aux institutions, lorsqu’il ne leur en fait pas don, comme ce fut le cas pour l’huile sur toile titrée Eliézer et Rébecca au puits (vers 1645-1670), peinte par Ferdinand Bol, désormais conservée au Louvre. C’est même là toute l’ambition de ces propriétaires : prêter, transmettre et partager les connaissances rassemblées au fur et à mesure des recherches qu’a suscitées chacune des acquisitions, lesquelles sont répertoriées sur un site Internet où, chose exceptionnelle (surtout pour une collection privée), toutes les images des œuvres sont libres de droits : une mine d’informations pour les chercheurs.
L’Hermitage Amsterdam, antenne du musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, avait déjà accueilli la Leiden Collection en 2023. Après le début de la guerre en Ukraine, l’institution, prenant ses distances avec son homologue russe, a modifié son nom en H’art Museum. Ce vaste espace trouve aujourd’hui de nouveaux partenaires dans le Centre Pompidou, à Paris, le British Museum, à Londres, ou encore le Smithsonian American Art Museum, à Washington.
Les Tronies
À l’occasion de la célébration des 750 ans d’Amsterdam, la conservatrice du H’art Museum, Birgit Boelens, et celle de la Leiden Collection, Elizabeth Nogrady, ont sélectionné soixante-quinze œuvres et choisi une organisation thématique, afin d’évoquer la vie quotidienne des Hollandais au XVIIe siècle.
L’exposition s’ouvre sur une première salle consacrée aux Amstellodamois vus par Rembrandt, dont une Étude de femme à la coiffe blanche (vers 1640) – première toile du maître de Leyde acquise par Thomas Kaplan. Cet émouvant portrait mêle finesse et simplicité, les variations de tons de blanc rendant visibles les différentes textures : le lin de la coiffe, les cheveux grisonnants et la peau ridée. Le bord du bonnet replié laisse apparaître la tige de fer qui le maintient. La rigidité du métal contraste avec la souplesse de la peau. Parmi les merveilles de cette salle figure également le Portrait d’un vieil homme barbu (1633). La petite huile en camaïeu d’ocre et de marron est présentée, tel un bijou, dans son coffret de voyage recouvert de velours que l’ancien propriétaire, le collectionneur Andrew W. Mellon, avait fait confectionner sur mesure et qu’il emportait partout, dit-on, lorsqu’elle n’était pas exposée sur son bureau.
Les salles suivantes rassemblent les portraits à la mode de la société hollandaise : entre le coup de pinceau enlevé de Frans Hals et celui plus minutieux de Gerard ter Borch. Les tronies de Rembrandt, aux expressions franches et marquées, sont notamment évoquées à travers la série dite « des cinq sens » (vers 1624-1625). Sur les quatre connues, Thomas Kaplan en possède trois (Patient inconscient [l’odorat], Les Chanteurs [l’ouïe] et Lithotomie [le toucher]), la cinquième n’étant, pour l’instant, pas réapparue. Cette série sert aussi de prétexte pour rappeler la rivalité amicale entre Jan Lievens et Rembrandt, lesquels ont probablement partagé dans leur jeune carrière le même atelier. Tous deux élèves du peintre d’histoire Pieter Lastman, ils sont également imprégnés de la pratique du clair-obscur de Caravage. L’allégorie des cinq sens, dont les toiles comptent parmi les toutes premières œuvres connues du maître, atteste du dialogue artistique avec Jan Lievens, tandis qu’à la même période ce dernier représente Rembrandt parmi ses Joueurs de cartes.
Chaque salle convoque ainsi un thème de la vie quotidienne. Les tableaux de Gerrit Dou (premier élève de Rembrandt), Gabriel Metsu ou Frans van Mieris montrent successivement le commerce ou la préparation des aliments provenant du marché, des artistes dans leur atelier, des érudits assis à leur bureau, une femme écrivant une lettre, une autre absorbée par sa lecture, tandis qu’un homme tente en vain de la séduire – il faut souligner dans cette œuvre de Frans van Mieris le sublime rendu des soieries (Femme lisant et homme assis à une table, vers 1676). Une salle est consacrée à la peinture d’histoire, dominée par Minerve dans son étude (1635) de Rembrandt, une œuvre majeure dont Thomas Kaplan reste encore étonné d’avoir pu faire l’acquisition.

Frans van Mieris, Femme lisant et homme assis à une table, vers 1676, huile sur toile, Leiden Collection, New York. Courtesy de la Leiden Collection et du H’art Museum
Une belle réussite et quelques réserves
Toutefois, la scénographie ne rend pas toujours justice à la collection ni à sa structure. Les couleurs de certaines cimaises cherchent vainement à capter le regard, là où l’intensité des œuvres de Rembrandt se suffit à elle-même. Un grenat plus doux aurait avantageusement remplacé le rouge écarlate des premières salles, tandis qu’un bleu plus assourdi aurait sans doute mieux convenu que le bleu roi saturé de la pièce occupée par la peinture d’histoire.
Autre réserve : l’idée de consacrer certaines sections à des reproductions de détails d’œuvres présentées en patchwork demeure inaboutie. Ce dispositif aurait gagné à être accompagné d’un discours explicatif, de commentaires ou de comparaisons éclairantes sur les techniques de Rembrandt et de ses élèves, ou sur la vie quotidienne hollandaise – autant de pistes suggérées par le thème de l’exposition et brillamment développées, en revanche, dans le catalogue*1.
Reste que l’événement est porté par la qualité exceptionnelle de la collection. Les dernières salles témoignent avec justesse de l’évolution stylistique des maîtres de l’âge d’or hollandais. Le visiteur se délectera de l’humour de Gerrit Dou, lorsqu’il transpose sa minutie de peintre dans celle d’un Érudit affûtant sa plume (vers 1632-1635) soigneusement, ou de la virtuosité de Jan Lievens, dans le portrait d’un vieux comptable encerclé par les piles de livres (Comptable à son bureau, vers 1627). Le vieillard, dont la barbe est si finement rendue que l’on pourrait en dénombrer chaque poil, baigne dans une lumière subtilement rosée. Dans le Portrait d’une femme assise, les mains jointes (1660), transparaît la modernité de Rembrandt, celle-là même qui marquera plus tard Eugène Delacroix, Édouard Manet ou encore Vincent van Gogh. Puis vient la Jeune Femme jouant du virginal (vers 1670-1675) de Vermeer. Si Rembrandt capte les profondeurs de l’âme humaine, Vermeer révèle les sensations, presque par synesthésie. Il suffit d’observer cette demoiselle, les yeux tournés vers nous, pour entendre, en silence, la musique qu’elle interprète.
*1 Arthur K. Wheelock Jr. (dir.), Art and life in Rembrandt’s Time, 2025, Zwolle, WBooks et Amsterdam, H’art Museum, édition anglaise, 160 pages, 34,95 euros.
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« From Rembrandt to Vermeer, Masterpieces from the Leiden Collection », 9 avril-24 août 2025, H’art Museum, Amstel 51, 1018EJ Amsterdam, Pays-Bas.