En entrant dans le nouveau musée Fenix consacré à la migration, les visiteurs sont littéralement plongés dans une tornade d’expériences.
Situé à Rotterdam, aux Pays-Bas, et inauguré le 16 mai, ce musée explore le thème, politiquement sensible, de la migration à travers l’art. Et de manière tout à fait appropriée, comme l’explique sa directrice Anne Kremers, le parcours débute par un escalier en spirale qui est lui-même une œuvre d’art. « La première pièce artistique se trouve au cœur du bâtiment. Nous l’appelons la Tornade : un escalier à double hélice, deux escaliers suspendus l’un dans l’autre », décrit-elle. Les deux entrées de la Tornade mènent à des trajectoires croisées. « On peut changer de voie, du rez-de-chaussée jusqu’au premier étage, puis monter à travers la verrière jusqu’à la plateforme d’observation, poursuit-elle. De là, on embrasse une vue à 360 degrés sur Rotterdam. Ce que nous espérons, c’est que cette ascension élargisse aussi votre regard sur la migration. »
Sculpturale et imposante, la Tornade – réalisée en acier inoxydable et bois, conçue par Ma Yansong du cabinet chinois MAD Architects – s’élève au-dessus du paysage urbain de Rotterdam comme une déclaration symbolique : dans une ville façonnée par l’ouverture au monde, aucune vision étroite ou hostile de l’immigration ne saurait prévaloir.
Ville portuaire par excellence, Rotterdam compte plus de 170 nationalités parmi ses 670 000 habitants. Mais elle n’a pas été qu’un point d’arrivée : elle fut aussi un lieu de départ pour de nombreux Néerlandais en quête d’un avenir meilleur, à l’époque coloniale comme après la Seconde Guerre mondiale, lorsque la ville, détruite par les bombardements et meurtrie par l’occupation nazie, entamait sa reconstruction.
« Il y a une histoire à raconter, car des millions de personnes ont embarqué ici pour partir vers les États-Unis ou le Canada, souligne Anne Kremers. Mais il y a aussi celles qui sont arrivées à Rotterdam, venues du Cap-Vert, de Chine, et de bien d’autres régions du monde. Pour le Fenix, il est essentiel de raconter les récits de départ autant que ceux d’arrivée. »
La principale exposition, intitulée « All Directions », réunit des œuvres de plus de cent artistes autour du thème de la migration. Une exposition photographique, « The Family of Migrants », présente quelque 200 images issues d’archives et de journaux internationaux, retraçant les mouvements de populations à travers le monde. Un labyrinthe composé de 2 000 valises complète le parcours, accompagné d’un livre et d’un audioguide relatant les histoires de leurs propriétaires, des Pays-Bas au Canada.
Parmi les œuvres présentées, The Bus (1995) de Red Grooms, réalisée en tissu, invite à un voyage dans « le monde de l’imaginaire », tandis que l’installation de Shilpa Gupta met en scène un portail métallique heurtant un mur, y laissant sa propre empreinte. Le musée abrite également un vaste atrium, nommé Plein : une place couverte de 2 000 m², ouverte à tous, dont la programmation sera confiée aux habitants de Rotterdam et aux associations locales, accueillant des événements comme les célébrations du Nouvel An chinois.
Pour Wim Pijbes, directeur de la fondation artistique et culturelle Droom en Daad, le Fenix incarne une nouvelle forme de réinvention artistique portée par la communauté. C’est cette même fondation qui, en 2018, a acquis l’ancien entrepôt aujourd’hui transformé en musée.
« Dans les années 1920, Rotterdam était en pleine effervescence ; ce fut la première ville européenne à accueillir le jazz, grâce aux grands paquebots qui reliaient New York au continent, rappelle-t-il. Rotterdam représentait la modernité, tandis qu’Amsterdam incarnait l’histoire. La ville débordait d’énergie – une énergie brutalement interrompue en mai 1940, lorsque le centre-ville fut détruit en quelques minutes par les bombardements. Aujourd’hui, elle retrouve enfin son timbre. »
La fondation dirigée par Wim Pijbes s’attache à redonner vie à des bâtiments emblématiques laissés à l’abandon, comme cet entrepôt devenu le Fenix ou un ancien pavillon pour tuberculeux niché dans un parc public. Elle est également à l’origine de commandes majeures dans l’espace public, à l’image de Moments Contained (2023) de Thomas J. Price, installée devant la gare centrale de Rotterdam.
Pour Marjolijn van der Meijden, cheffe de projet senior pour l’art dans l’espace public au Centre des arts visuels de Rotterdam, l’art communautaire constitue un levier essentiel dans la renaissance de la ville. Elle souligne qu’une tradition néerlandaise – celle d’allouer systématiquement un budget artistique à tout projet de construction publique – combinée à la nécessité de rebâtir Rotterdam après-guerre, a ouvert la voie à une dynamique plus collective.
« Le centre-ville a été entièrement rasé, puis reconstruit. Cela a offert de nombreuses opportunités de collaboration entre artistes et architectes, explique-t-elle. Et nous avons beaucoup d’espace à Rotterdam. »
Les musées participent eux aussi à cette transformation. Marianne Splint, directrice de la Kunsthal Rotterdam, observe que les grandes commandes récentes confiées à des architectes de renom pour des projets culturels contribuent à façonner l’identité de la ville : des lieux pensés pour soutenir la scène artistique locale, encourager les programmations communautaires et accueillir les courants extérieurs. « Le Dépôt du Musée Boijmans Van Beuningenau au Museumpark [signé MVRDV] en est un exemple emblématique, mais ses origines remontent aux années 1990, avec la construction du Musée de l’architecture Nieuwe Instituut et la commande de la Kunsthal à Rem Koolhaas, rappelle-t-elle. Nous voulons mettre la ville en mouvement. »
Dans un contexte où les Pays-Bas sont dirigés par un gouvernement de droite, avec une forte composante populiste et conservatrice, et où le discours national sur l’immigration met une partie de la population mal à l’aise, ces lieux de culture font figure de soft power : ce sont des espaces ouverts à la diversité des récits. « Ce n’est pas une prise de position politique, précise Anne Kremers, mais nous sommes ouverts. Notre ambition est d’enrichir le regard porté sur la migration. »
C’est aussi, selon Said Kasmi, adjoint au maire en charge de la culture, une manière d’honorer l’histoire même de Rotterdam : « Le musée rend aux récits migratoires la place qu’ils méritent et souligne la force de Rotterdam en tant que ville façonnée par les migrations. C’est plus qu’un musée : c’est un hommage aux histoires qui ont donné naissance à la ville d’aujourd’hui. »
L’artiste rotterdamoise Efrat Zehavi, par exemple, a arpenté les rues de la ville pour rencontrer ses habitants et créer une série de portraits en pâte à modeler. « Ce qu’elle a constaté, c’est que si vous demandez à quelqu’un « Où allez-vous ? », il vous répond d’abord d’où il vient, raconte Anne Kremers. Et surtout dans une ville comme Rotterdam, ces récits sont d’une richesse incroyable. La pâte à modeler des enfants ne durcit jamais : elle reste souple. On peut encore la modeler, même après dix ans — comme une identité. »
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Fenix, Paul Nijghkade 5, Rotterdam, Pays-Bas
