Henri Matisse a frôlé la mort après une intervention chirurgicale d’urgence en 1941 et a vécu avec une santé fragile jusqu’à son décès en 1954. Dans ces conditions, la vitalité créative de ses dernières décennies n’en apparaît que plus saisissante.
Ses œuvres les plus emblématiques des années 1940 et 1950 sont sans doute ses papiers découpés – « la forme filtrée jusqu’à l’essentiel », selon ses propres mots. La Fondation Beyeler en possède un ensemble, ce qui l’a sans doute aidée à obtenir les prêts exceptionnels parmi les 70 œuvres de cette rétrospective intitulée « Matisse – Invitation au voyage ». Les papiers découpés constituent sans conteste le magnifique point culminant de l’exposition.
Non moins impressionnantes, cependant, sont les dernières toiles de Matisse, créées entre 1946 et 1948 dans ce que Lydia Delectorskaya, sa compagne et assistante dévouée de ses dernières années, a décrit comme une « véritable explosion » picturale au sein de sa villa de Vence, sur la Côte d’Azur.
La salle de la Fondation Beyeler dédiée aux intérieurs de Vence et aux peintures de figures se révèle profondément émouvante et exaltante. Ces peintures sont au cœur de la narration de l’exposition. Bien que cette rétrospective embrasse l’ensemble de la carrière de Matisse, des années 1890 aux années 1950, elle s’articule autour d’un fil conducteur : les voyages. Qu’ils soient réels, comme ceux qui l’ont conduit dans le sud de la France, en Italie, en Algérie, au Maroc, en Polynésie ou encore aux États-Unis, ou imaginaires, ces voyages sont au fondement de son œuvre. En peignant les tableaux de Vence, Matisse éprouva cette « curiosité qui naît de la découverte d’un nouveau pays ». Ces toiles, dernières étapes d’une aventure artistique glorieuse, traduisent ce qu’il considérait comme « l’avant-garde de l’expression de la couleur ».
À l’instar des papiers découpés, ces œuvres reflètent la quête incessante de Matisse pour atteindre des formes épurées et des harmonies chromatiques profondément en résonance avec ses émotions. Sa longue maîtrise des correspondances des couleurs lui permet d’exploiter une palette infinie, jouant avec presque toutes les teintes et leurs combinaisons, tant qu’elles contribuent à un équilibre harmonieux et spatial.
Dans Intérieur au rideau égyptien (1948), le noir est utilisé avec une subtilité remarquable dans quatre zones distinctes : les motifs du textile à droite, l’architecture intérieure baignée de l’ombre de la lumière provençale entrant par la fenêtre, l’ombre sous un bol de grenades posé sur une table rose, et certaines frondes du palmier en arrière-plan. En théorie, une telle composition pourrait sembler incohérente. Pourtant, Matisse parvient à en faire un espace crédible, capturant l’intensité lumineuse de son expérience.
Pot-pourri de couleurs
Une telle virtuosité, fruit d’un long cheminement, s’est construite au prix d’efforts acharnés. Matisse évoquait lui-même la « préparation sévère » nécessaire « pour être digne » d’utiliser la couleur. L’exposition s’ouvre sur La Desserte (1896-1897), qui témoigne de cette lutte : des accents audacieux émaillent la composition – un bouchon de carafe capte la lumière dans un éclat mêlant cramoisi, orange, rose et vert viridien – mais l’effet général reste mesuré. Fasciné par Paul Cezanne, Matisse n’a pas encore intégré la touche légère et assurée de son maître.
Rapidement, l’accrochage nous transporte vers une autre étape majeure : Luxe, Calme et Volupté (1904). Ce tableau, premier chef-d’œuvre de Matisse, est aussi un moment singulier dans sa carrière. Inspirée par un été à Saint-Tropez aux côtés de Paul Signac, l’œuvre incarne les théories divisionnistes de ce dernier. Le titre, emprunté à un vers du poème Invitation au voyage de Charles Baudelaire, donne également son nom à l’exposition. Pourtant, dès 1905, Matisse s’affranchit des contraintes divisionnistes lors de son séjour à Collioure, petit port situé dans les Pyrénées-Orientales. L’ensemble des peintures présentées ici qu’il y peint reflète le déchaînement extatique de la couleur pure chez Matisse. Elles comprennent La fenêtre ouverte, Collioure (1905), exposée au Salon d’automne à Parisen octobre, où le terme « fauves » a été utilisé pour la première fois pour décrire Matisse et ses pairs.
Le rythme des transformations au cours de cette période est saisissant : en l’espace de deux ans apparaissent les Baigneuses à la tortue (1907-1908), où les taches de teintes intenses et les marques staccato de La fenêtre ouverte font place à des champs de couleurs sereines derrière des figures sculpturales dures et maladroites.
Une rare source de déception réside dans l’absence d’autres œuvres issues des voyages décisifs de Matisse au Maroc en 1912 et 1913 – beaucoup d’entre elles se trouvant hélas à Moscou. Si Paysage marocain (Acanthes) (1912) émerveille par sa capacité à capturer la lumière « moelleuse » qu’il avait perçue en Afrique du Nord, mêlant bleus et roses crépusculaires à des verts luxuriants et humides, on ne peut s’empêcher de ressentir un manque, comme un vide laissé par l’absence d’autres tableaux de cette période charnière.
Un corpus plus riche d’œuvres marocaines aurait permis d’établir une comparaison enrichissante avec la section ultérieure consacrée aux préoccupations croissantes de Matisse pour l’orientalisme à Nice, à la fin des années 1910 et dans les années 1920. Ces problématiques, explorées avec finesse par l’historienne de l’art féministe Griselda Pollock dans un essai du catalogue, trouvent une résonance particulière dans l’exposition. Les œuvres niçoises y dialoguent avec Les Quatre Dos, figures féminines en bronze réalisées entre 1909 et 1930, où l’on observe une abstraction croissante. Cette juxtaposition met en lumière la solidité presque sculpturale que Matisse a insufflée à certaines de ses « odalisques » niçoises, notamment dans Figure décorative sur fond ornemental (1925-1926). L’argument en faveur d’un radicalisme et d’un modernisme plus prononcés dans les tableaux niçois que ce que l’on attribue habituellement à Matisse se révèle ici convaincant. Toutefois, ces œuvres s’accompagnent du regard colonial distant que Pollock identifie avec acuité dans son essai, bien que cet aspect reste absent de l’exposition elle-même.
Ce regard trouve naturellement sa place dans le contexte de ce que Matisse lui-même a qualifié de « grand voyage » : son séjour à Tahiti. Étant donné l’influence précoce de Paul Gauguin sur son travail et la décennie qu’il venait de consacrer à peindre des odalisques, il est tentant de l’imaginer dialoguant à distance avec Gauguin, une génération plus tard. Pourtant, à Tahiti, Matisse ne réalise pas de peintures mais des dessins, laissant entrevoir une exploration différente. Les principaux effets de ce voyage, et peut-être davantage encore de ses visites aux États-Unis avant et après, se manifestent dans les portraits de Lydia Delectorskaya, sa nouvelle assistante et modèle dans les années 1930. Ces œuvres témoignent d’une audace renouvelée, où les formes épurées et la pureté des couleurs atteignent un sommet, comme l’illustre Grand nu couché (Le Nu rose) (1935).
Gravement handicapé dans les années 1940 et 1950, Matisse, au soir de sa vie, entreprend ses derniers voyages – non plus physiques, mais intérieurs. Ses dernières peintures et papiers découpés sont autant d’explorations de ce « nouveau pays » qu’il nomme la couleur, nourri par les souvenirs vibrants de ses périples passés. En 1946, pour une commande de tapisserie, il libère enfin ses impressions de Tahiti à travers Océanie, le ciel et Océanie, la mer. Ces œuvres, premiers exemples de papiers découpés appliqués sur les murs de son atelier, témoignent de sa capacité à transfigurer le réel en une vision poétique et essentielle, avant d’être reproduites sous forme de sérigraphies. Entre-temps, dans un bel écho traversant le fil temporel de l’exposition, Matisse revient au Maroc à travers ses vastes Acanthes (1953). Cet exemple rare et pourtant éclatant de ses papiers découpés illustre avec une économie magistrale les motifs floraux désormais familiers, déclinés dans une symphonie de verts, jaunes, rouges, bleus et orangés.
Cette « Invitation au voyage » révèle de manière convaincante l’effet transformateur des nombreux voyages de Matisse. Cependant, ses « rêveries », qu’il associe aux œuvres inspirées d’Océanie, se révèlent tout aussi fondamentales. Après son séjour à Tahiti, il confie que ce lieu s’était inscrit dans ses rêves, affirmant : « c’est la valeur du voyage : il élargit l’espace autour de nous. » Pour Matisse, cet espace dépassait les frontières géographiques. Il s’agissait d’un terrain d’exploration intérieure, un champ infini dans lequel il espérait conduire son art vers de nouveaux territoires et atteindre des sommets encore inexplorés. Et, le plus souvent, il y est parvenu avec éclat.
« Matisse –Invitation au voyage », jusqu’au 26 janvier 2025, Fondation Beyeler, Riehen/Bâle, Suisse.