Comment vivez-vous personnellement ce confinement ?
Avec cette étrange impression de vivre un (mauvais) rêve éveillé. On peut évidemment se réjouir d’avoir – enfin – plus de temps pour réfléchir, lire, échanger, se retrouver en un sens, ce qui est on ne peut plus précieux, mais on ne peut s’empêcher de penser aux autres, moins privilégiés, qui vivent autrement la situation. Qui souffrent durement du confinement et de la crise. On est à la fois terrifié quant à ce que cette crise peut engendrer, et en même temps le moment historique que l’on vit a quelque chose de totalement fascinant. Un monde à l’arrêt… Comme dans tout moment de rupture radicale, il y a ce côté enivrant de voir d’autres possibles s’ouvrir devant nous, et simultanément l’angoisse de l’inconnu, la crainte que le monde ne soit pas meilleur après, qu’il soit pire. En fait, c’est une somme de sentiments ambivalents. Rien de plus troublant.
Comment le FRAC Ile-de-France s’est-il organisé ?
Nous avons fermé les expositions qui avaient cours, au Plateau et au Château à Rentilly, interrompu toutes les actions menées hors les murs. Au Plateau, l’exposition de Ben Russell touchait à sa fin. En revanche, nous venions d’ouvrir « Le Cabaret du Néant » à Rentilly, une exposition qui résonne étrangement aujourd’hui : menée de main de maître par les Beaux-Arts de Paris et sa toute nouvelle filière des « métiers de l’exposition », elle rassemble dans une ambiance parodique et funèbre un ensemble remarquable d’œuvres historiques et contemporaines autour du « souviens-toi que tu vas mourir » qui depuis des siècles traverse la création. J’avoue que d’y voir présentés, parmi de multiples danses macabres, le célébrissime Cheval de la Mort de Dürer ou bien le magnifique Professeur Suicide d’Alain Séchas a quelque chose d’étrangement prémonitoire… En termes d’organisation, nous avons tout d’abord veillé à ce que le système à mettre en place soit bien sûr le plus efficace possible mais aussi le plus respectueux, à tout niveau, des conditions de travail des membres de l’équipe. Nous avons ensuite accéléré, voire anticipé certains règlements auprès de nos prestataires, notamment les galeries, et ce grâce à l’engagement des partenaires du FRAC que sont l’État, la Région Île-de-France et la Ville de Paris. Comme dans bien d’autres structures, nous nous sommes mis en télétravail. Avec tous les avantages que cela peut avoir dans une telle situation, mais aussi avec tous les inconvénients que cela représente. Pour moi, le contact direct avec les personnes avec qui je travaille est quelque chose d’essentiel. Tout comme l’est le rapport direct et concret avec le réel, avec les œuvres, avec l’art. Évidemment, pouvoir se retrouver via Zoom ou Skype est un plus indéniable dans ces circonstances, mais les rapports sont nécessairement différents. En même temps – l’ambivalence est décidément partout –, cette mise à distance, cet éloignement resserre aussi paradoxalement les liens et la solidarité existe plus que jamais. Toujours est-il qu’au-delà de ses qualités professionnelles, l’équipe du FRAC m’est très chère et j’ai hâte de la retrouver.
Sur quels projets travaillez-vous pendant cette période ?
Il s’est agi en premier lieu de revoir la programmation. Chose qui n’est pas aisée, tant les incertitudes demeurent. A priori, tout va pouvoir se décaler dans le temps et aucun projet ne sera annulé. « Le Cabaret du Néant » rouvrira en septembre et sera visible jusqu’en décembre. Nous préparions une exposition personnelle de David Douard au Plateau. L’extraordinaire projet qu’il a conçu, qui lui aussi trouve une résonance toute particulière en la période tant il y est question de flux, de mutation des corps, du langage et des modes d’expression dans notre univers mondialisé, sera présenté à la rentrée de septembre. En parallèle et ce depuis de nombreux mois, nous travaillons sur le projet de nouvelles réserves du FRAC à Romainville dont l’ouverture était prévue à l’automne prochain. Elle l’est toujours, mais sachant que les travaux ont été interrompus le 17 mars et qu’ils viennent tout juste de reprendre – de façon modérée –, nous n’avons aucune certitude quant à la date réelle que nous pourrons acter. Quoi qu’il en soit, nous poursuivons la préparation du projet conçu pour son ouverture, « Children Power », une exposition en trois volets qui prendra place de façon inédite dans les trois lieux du FRAC.
NOUS POURSUIVONS LA PRÉPARATION DU PROJET CONÇU POUR L'OUVERTURE DU FRAC À ROMAINVILLE,« CHILDREN POWER », UNE EXPOSITION EN TROIS VOLETS QUI PRENDRA PLACE DE FAÇON INÉDITE DANS LES TROIS LIEUX DU FRAC
Comme son titre l’indique, il sera question de l’enfance avec, à Romainville, une exposition conçue par les enfants à partir d’œuvres de la collection, à Rentilly une exposition à propos des enfants avec un ensemble exceptionnel d’œuvres photographiques et vidéo qui les mettent au tout premier plan et, au Plateau, une exposition exclusivement pour les enfants, interdite aux plus de 18 ans (!), avec de nouvelles productions réalisées spécialement pour l’occasion par une quinzaine d’artistes… La liste de tous les projets serait longue. Citons un projet d’édition qui est capital pour nous puisqu’il s’agit du catalogue raisonné de la collection. Avec là aussi quelque chose d’assez particulier puisqu’il inclura parmi les 1958 œuvres de la collection qui y seront présentées, un ensemble de focus sur 150 d’entre elles avec des contributions textuelles à leur propos réalisées par les artistes eux-mêmes. Le résultat est, je dois dire, assez étonnant…
Quels dispositifs avez-vous mis ou allez-vous mettre en place pour rester en contact avec le public ?
Nous avons eu comme premier réflexe de donner à voir des œuvres de la collection via les réseaux sociaux. Nous ne sommes pas les seuls… Là où la chose a pris une tournure originale, c’est dans le fait que toute l’équipe du FRAC s’y est associée et que ce contexte de confinement ait été d’emblée intégré à la proposition. Cela s’appelle le « Bureau des confiné.e.s ». Chaque jour, à midi, un membre de l’équipe choisit une œuvre de la collection, la commente, prend une photo de l’endroit où chez lui se trouve son ordinateur sur l’écran duquel l’œuvre apparaît, et poste le tout sur les réseaux. Cette dimension participative, cette idée de s’approprier les œuvres de la collection fait directement écho au projet que l’on développera à Romainville, où le public aura la possibilité de choisir en toute liberté dans les réserves une œuvre qui lui sera présentée dans un second temps dans des espaces aménagés pour. Cela s’appellera « Sors de ta réserve ! ». En parallèle au « Bureau des confiné.e.s », nous avons mis en place des propositions d’ateliers à distance pour les enfants, « Les petits ateliers des confiné.e.s », qui proposent des manipulations simples, ludiques, conçues à partir de nos expositions et des œuvres de la collection. Nous avons également mis en ligne sur notre site une série d’entretiens avec les artistes participant à « Flash Collection », l’un de nos projets phares de diffusion de la collection. Maintenant, encore une fois, j’ai hâte de pouvoir remettre en place ce contact direct à l’œuvre pour le public. Le déluge de propositions qui s’abat sur nous laisse perplexe… Plus que jamais, il va falloir faire attention à ne pas verser dans le « tout écran »…
PLUS QUE JAMAIS, IL VA FALLOIR FAIRE ATTENTION À NE PAS VERSER DANS LE «TOUT ÉCRAN »
Qu’est-ce que cette période augure pour la suite ?
Si l’on considère que le monde d’après ne ressemblera pas au monde d’avant, ça signifie que les artistes – qui expriment le monde – ne feront pas demain ce qu’ils faisaient hier. Et, par définition, que ce que nous faisons nous, commissaires d’expositions, responsables d’institutions, qui travaillons avant tout avec et pour les artistes, sera différent. Maintenant, on peut aussi se dire que cet état du monde qui va empirant était déjà au centre de nombre de nos préoccupations et que les artistes, en visionnaires qu’ils peuvent être, nous alertent à leur façon depuis longtemps. Se dire qu’il faut continuer d’affirmer haut et fort que la création – les artistes qui étaient déjà pour la grande majorité d’entre eux dans une grande précarité, l’ensemble des professionnels qui travaillent avec eux, le réseau que l’on a pu constituer de façon exceptionnelle en France au service du public – doit être absolument préservée. Je dirais même que c’est précisément parce que nous sommes dans une période difficile – et que nous pourrions en connaître d’autres –, où plus que jamais nous avons besoin de repères, qu’il apparaît nécessaire de sanctuariser le soutien que l’on apporte à l’art d’aujourd’hui.