Cela fait près de quatre décennies que le fabricant de mobilier design Vitra cherche un équilibre entre le commerce et la culture, érigeant sur son site phare de Weil am Rhein, en Allemagne, le Vitra Campus, des lieux de production, des bureaux, des boutiques et des musées. À l’heure de la crise climatique, l’équation ne suffit plus. Afin de devenir plus vertueuse, la société suisse s’est lancé, depuis quelques années, un défi environnemental.
Historiquement, tout avait très mal commencé, ainsi que le raconte Rolf Fehlbaum, président émérite de Vitra et membre du conseil d’administration, très actif sur ce volet écologique : « À la fin des années 1940, pour leur travail, mes parents ont déménagé de Suisse en Allemagne, près de Bâle, de l’autre côté de la frontière. Une tante de mon père y possédait un jardin qu’ils lui ont racheté. C’est là qu’ils ont érigé le premier bâtiment de l’entreprise. L’acte premier de notre société a, en réalité, consisté en la destruction d’un jardin. Beaucoup d’arbres ont été abattus. À cette époque, très peu de gens s’intéressaient au paysage. Ce n’était pas un outil de réflexion pour l’aménagement. » Il faudra attendre un demi-siècle pour qu’il le devienne.
Bâtir puis planter
Entre-temps, le campus s’est développé avec l’aide de quelques grandes signatures de l’architecture internationale. Il y eut d’abord, à l’orée des années 1980, deux usines créées par Nicholas Grimshaw. « Évidemment, pour des édifices d’une telle ampleur, des arbres ont dû être abattus », reconnaît Rolf Fehlbaum. S’ensuivirent notamment le Vitra Design Museum dessiné par Frank Gehry en 1989, une caserne de pompiers par Zaha Hadid en 1993, un hall de production par Álvaro Siza en 1994. Le pavillon de conférences que conçoit Tadao Andō en 1993 changera la donne. « C’est à partir de ce projet que nous avons prêté attention à l’environnement, souligne Rolf Fehlbaum. Tadao Andō est le premier architecte à nous en avoir fait prendre conscience. Il a tellement pris soin d’intégrer son bâtiment au terrain existant que seuls trois arbres ont été coupés. Depuis cette date, notre conscience environnementale s’est accrue, et plus encore cette dernière décennie. »
En 2010, Rolf Fehlbaum arpente la Biennale internationale d’architecture de Venise, dont l’édition est placée sous l’égide de la Japonaise Kazuyo Sejima. « J’y ai découvert un magnifique jardin, se remémore-t-il. J’ai réalisé qu’il n’y avait aucun espace naturel sur notre campus, et l’idée d’en concevoir un a germé... » Il rencontre l’auteur de cet éden, le paysagiste néerlandais Piet Oudolf. L’homme, « simple jardinier » comme il se qualifie, est, à l’époque, très prisé : il répond aux commandes des Serpentine Galleries, à Londres, de Hauser & Wirth Somerset, à Bruton (Royaume-Uni), ou encore de la Ville de New York pour la High Line. Les premières esquisses arriveront à Weil am Rhein à la fin des années 2010, et l’Oudolf Garden, gage de biodiversité, sera inauguré en mai 2020. Sur 4 000 m2 sont semées 30 000 plantes : arbustes, graminées, buissons et espèces pluriannuelles ayant la particularité de se régénérer. L’agencement végétal, en perpétuelle mutation, y est tout sauf conventionnel, offrant l’aspect d’une nature sauvage et indomptée – laquelle n’existerait pas sous cette forme sans une conception rigoureuse en amont. « Le jardin a vraiment pris de l’ampleur un an après, estime Rolf Fehlbaum. Je m’en souviens très bien, c’était l’année de mes 80 ans ! » Cette parcelle sera la première étape de la nouvelle « mission verte » de l’entreprise.

Balkrishna Vithaldas Doshi, Khushnu Panthaki Hoof et Sönke Hoof, Doshi Retreat, Vitra Campus, Weil am Rhein.
Courtesy de Vitra. Photo Marek Iwicki
En 2022, c’est le paysagiste belge Bas Smets – lequel aménagera en 2026 les abords de Notre-Dame de Paris – qui prête sa vision au projet de verdissement. Il élabore un plan directeur pour régénérer le site dans son entièreté à partir de deux grandes lignes : réduire les zones minéralisées jadis créées pour faciliter la manutention et le transport des marchandises, d’une part, et collecter l’eau de pluie, toits compris, pour irriguer le campus et abaisser sa température, d’autre part. Sur une lande, Bas Smets sème en parallèle un champ de fleurs. « L’idée est de constituer une biosphère, explique Rolf Fehlbaum. Il s’agit de considérer un bâtiment non pas comme une protection contre la nature, mais comme une chance de progresser avec la nature, comme un dialogue entre l’architecture et les plantes, en quelque sorte. Nous avons dès lors entrepris de planter. »
À la fin de 2023, Bas Smets conçoit une microforêt selon une méthode développée dans les années 1970 par le botaniste japonais Akira Miyawaki, à savoir une plantation dense, riche en espèces et à croissance rapide – elle pousse presque dix fois plus vite qu’une forêt classique. « Il s’agit d’une expérimentation, précise Rolf Fehlbaum. Nous avons planté 8 000 arbres de petite taille et, après deux ans, ils mesuraient déjà entre 1 et 1,5 mètre. Dans quatre ans, ils feront 4 mètres de hauteur, ce sera une vraie forêt. Si celle-ci s’adapte bien, nous pourrons renaturaliser tout le campus au cours des années à venir. » Cette « revégétalisation » permettra de favoriser l’évacuation de l’eau de pluie, fournir un effet rafraîchissant pendant les mois chauds d’été, limiter la poussière, atténuer le bruit et, enfin, améliorer la qualité de l’air – les arbres et plantes des forêts d’Akira Miyawaki absorberaient jusqu’à trente fois plus de dioxyde de carbone qu’une monoculture.
Reboiser, reconvertir
À la fin d’octobre 2025 a été inauguré un « jardin-architecture » imaginé par Balkrishna Vithaldas Doshi, prix Pritzker 2018. Ce dernier étant décédé en 2023, c’est sa petite-fille Khushnu Panthaki Hoof et le mari de celle-ci Sönke Hoof, tous deux architectes, qui ont mené le projet à son terme. Le Doshi Retreat aspire à être « un espace propice à la contemplation ». « Toute construction nécessite de l’énergie, mais nous l’avons grandement réduite, assure Rolf Fehlbaum. La structure est faite en acier XCarb, un matériau à faible émission de carbone fabriqué par ArcelorMittal à partir d’une importante proportion de ferraille et produit entièrement grâce aux énergies renouvelables. Côté fondations, les divers éléments sont vissés entre eux et non pas coulés dans du béton, ce qui permet de diminuer encore l’empreinte carbone. »
Bas Smets créera par ailleurs, à l’été 2026, un étang aux abords du Vitra Design Museum. « À cause du dérèglement climatique, non seulement les épisodes de chaleur sont plus longs et intenses chaque année, mais il y a aussi de plus en plus de fortes pluies irrégulières générant fatalement des inondations lorsque le sol est sec », observe Rolf Fehlbaum, avant de reprendre : « Cet étang aura la capacité de collecter l’eau de pluie, d’abaisser la température de l’air alentour et d’apporter de la biodiversité grâce à la réintroduction d’espèces végétales et animales. »
La prochaine étape ne constituera pas en l’ajout d’un nouveau jardin et moins encore d’un édifice – « l’entreprise n’a[yant] plus besoin de mètres carrés supplémentaires », fait valoir Rolf Fehlbaum. Selon lui, « il convient désormais de réfléchir à deux directions principales : d’un côté, la “revégétalisation” du campus, de l’autre, la reconversion des bâtiments dans lesquels l’activité a cessé ou changé. » Ainsi, la Duale Hochschule Baden-Württemberg, à Lörrach, non loin de Weil am Rhein, loue depuis peu, pour son programme d’études d’architecture, 1 000 m2 dans le hall de production d’Álvaro Siza.
Le Campus Vitra a, au fil du temps, amorcé sa métamorphose : « Aujourd’hui, il est un véritable espace recevant environ 400 000 visiteurs par an, qui s’y promènent, s’y restaurent, y admirent une exposition, une architecture ou un jardin, commente Rolf Fehlbaum. L’idée de créer ce jardin n’était à l’origine qu’une expérience complémentaire, sinon ornementale, de ce parc public. » « Désormais, en raison de la crise climatique, il s’agit d’une problématique vitale. La réconciliation avec la nature est une nécessité », conclut-il.
