Avant de prendre la tête du musée Jenisch, à Vevey, vous habitiez Genève où vous dirigiez le musée de Carouge. Qu’est-ce qui vous a convaincue de venir ici ?
Plusieurs personnes m’ont envoyé l’offre d’emploi en m’enjoignant de postuler. Après plus de vingt ans dans le milieu culturel genevois, je ressentais le besoin de retrouver une stimulation pour satisfaire ma curiosité intellectuelle. Je m’interrogeais même sur une éventuelle reconversion. Mais plus profondément, je crois que je cherchais un lieu où je pouvais à nouveau me sentir en mouvement, en apprentissage. J’ai postulé sans calcul. Après deux entretiens exigeants et un assessment [évaluation approfondie des compétences], j’ai été choisie.
Vous êtes arrivée à un moment critique, alors que la Ville de Vevey était secouée par un énorme scandale politique. Le musée n’avait plus de direction depuis deux ans.
En effet, le contexte était complexe. Pendant le processus de recrutement, j’ai appris que la cheffe du service de la culture partait. Le jour où j’ai signé mon contrat, le responsable municipal chargé de la culture a été suspendu. Je ne peux pas nier que j’ai eu des doutes. L’équipe du musée, bien qu’orpheline de direction depuis deux ans, avait su maintenir une forme de continuité remarquable. Le 1er avril 2019, je prenais mes fonctions. Trois jours plus tard, nous vernissions « Friends, etc. », l’exposition de la collection de Pierre Keller. Celui-ci m’a accueillie avec cette phrase mémorable : « La plus grande directrice de musée à l’ouest de l’Oural. » Gravement malade, il est mort peu après. Ce moment, je ne l’oublierai pas.
Vous parliez de reconversion. Qu’envisagiez-vous de faire ?
Je n’avais pas de projet défini. Je cherchais avant tout une nouvelle manière de nourrir ma curiosité et mon appétence de la découverte. Quitter Genève pour Vevey était une façon de me redonner cette chance : reconstruire un réseau, découvrir des collections, m’immerger dans un musée spécialisé dans l’art sur papier, avec plus de 40 000 estampes, 11 000 dessins, des peintures et des sculptures. C’était aussi, d’une certaine manière, renouer avec une part de moi. J’ai toujours eu un attachement profond à cette région [le canton de Vaud]. La lumière sur le lac, le [sommet du] Grammont qui surgit de l’eau... c’est la vue du Léman que je préfère. Je plaisantais souvent en disant que je prendrais ma retraite à Chexbres, près de Vevey, et que ma seule mission quotidienne serait de photographier le lac. Une plaisanterie qui, sans que je m’en rende compte, a fini par prendre forme.
Depuis votre arrivée, les chiffres de fréquentation ont triplé. Qu’avez-vous changé ?
Je crois que la clé est de se rappeler pour qui l’on œuvre. Je programme non pour mes pairs, non pour satisfaire mes propres goûts, mais pour les visiteurs, pour ce lien vivant entre les œuvres et le public. J’ai donc mis beaucoup d’énergie dans la médiation culturelle, qui est à mes yeux une forme d’hospitalité. Nous avons été les premiers en Suisse à proposer des ateliers d’art-thérapie dans un musée : un espace de réflexion partagée autour des œuvres, pour gagner en confiance et en liberté intérieure. Nous avons aussi développé des ateliers de pratique artistique (gravure, fusain, lavis) et programmé des cours de yoga, de chant, des rencontres littéraires... Ce mélange d’approches permet de toucher des publics très divers. Notre participation à la Biennale Images Vevey nous donne en outre une visibilité précieuse.
Concernant les expositions, vous panachez présentations grand public et accrochages plus exigeants.
Oui, c’est important selon moi de maintenir ce double souffle : une accessibilité réelle, mais sans jamais céder sur l’exigence. Par exemple, l’exposition « Disegno disegni » [en 2023-2024] consacrée aux dessins italiens anciens a nécessité un travail de recherche conséquent. À côté de cela, nous avons montré Félix Vallotton et Françoise Pétrovitch (« Félix Vallotton. Un hommage » et « Françoise Pétrovitch. De l’absence », 29 janvier-25 mai 2025). Beaucoup de personnes, venues pour le premier, ont découvert avec bonheur la seconde et sont reparties profondément touchées. J’aime provoquer ces rencontres imprévues entre le visiteur et une œuvre qu’il n’attendait pas. Depuis le 26 juin, nous présentons « Une conversation sans mots », une sélection d’œuvres parmi l’exceptionnelle collection de Thierry Barbier-Mueller. Ce dernier a gardé sa passion pour l’art contemporain confidentielle pendant quarante ans et a décidé de la dévoiler à Vevey. Son départ [en 2023] a été un choc. Ses filles et nous sommes heureuses d’offrir au public ses œuvres en partage.
Vevey est une petite ville voisine de Montreux, laquelle est mondialement connue pour son festival de jazz. Comment, en tant que directrice de musée, faites-vous rayonner un tel endroit ?
Plusieurs fonds importants sont déposés au musée Jenisch Vevey. Le fonds Oskar Kokoschka, par exemple, est une ressource majeure que nous avons mise en lumière en collaborant avec des institutions comme le musée d’Art moderne de de Paris ou le Guggenheim Bilbao. Nous avons organisé une exposi- tion des plus belles estampes de la Fondation William Cuendet & Atelier de Saint-Prex au musée Marmottan Monet [à Paris] (« Graver la lumière », 5 juillet-17 septembre 2023), une exposition sur Ferdinand Hodler à la Morgan Library & Museum à New York (« Ferdinand Hodler : Drawings
– Selections from the Musée Jenisch Vevey », 6 juin-14 septembre 2025), une autre sur Pablo Picasso à Avignon (« Picasso. Lever de rideau », 21 juin-
7 octobre 2018, musée Angladon)...
Notre rayonnement passe par la qualité des liens que nous tissons. Nous participons en outre au Festival du dessin d’Arles (qui se tient durant un mois, d’avril à mai), créé par Frédéric Pajak. Puis, nos œuvres circulent : nos [Gustave] Courbet, nos [Giorgio] Morandi, par exemple, sont régulièrement prêtés. Le musée n’est pas un lieu figé, il vit au rythme des dialogues qu’il entretient avec le monde et qui contribuent à sa réputation.
Vous êtes aussi écrivaine et avez publié quatre romans parlant tous d’amour et de création, dont une histoire de la vie sentimentale de Nicolas de Staël, Grand Nu orange (Bernard Campiche Éditeur, 2012). Allez- vous en sortir un cinquième ou le musée vous prend-il désormais trop de temps ?
L’écriture est toujours là, comme une trame souterraine. Mais elle demande un silence intérieur, une disponibilité que je n’avais plus ces derniers mois. Depuis octobre 2024, en l’absence de l’une des conservatrices, j’ai monté sept expositions et édité trois catalogues. C’était dense et passionnant, mais cela laissait peu de place au travail littéraire. J’ai enfin trouvé la personne qui a repris ce poste en mai et je sens que l’espace revient. La seule période de ma vie où je n’ai vraiment plus écrit de roman, c’était pendant ma grossesse et après la naissance de ma fille. Toute ma vie intérieure était tournée vers elle. J’ai rempli des cahiers entiers, que je garde pour ses 18 ans. Écrire, c’est une façon de laisser des traces – pas forcément pour publier, mais pour transmettre, comme au musée.
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« Une conversation sans mots. La collection Thierry Barbier- Mueller », du 27 juin au 26 octobre 2025 et « Albert Chavaz. L’approche d’un peintre », du 27 juin au 2 novembre 2025, musée Jenisch Vevey, avenue de la Gare, 2, 1800 Vevey, museejenisch.ch
