Quand le metteur en scène Olivier Py et le scénographe Pierre-André Weitz déjeunent ensemble, c’est moins le menu qui dicte le choix du restaurant que la décoration de la table. « Tous nos spectacles ont commencé sur une nappe en papier couverte de dessins, confie le directeur du Théâtre du Châtelet. Sur cette formidable grande page blanche, tout en parlant et en mangeant, nous esquissons ce qui deviendra un une création en trois dimensions. »
Olivier Py vient de faire revivre magnifiquement Peer Gynt de Henrik Ibsen sur la scène parisienne*1. Il est déjà plongé dans l’opéra Norma, de Vincenzo Bellini, présenté à la Scala de Milan en juin-juillet 2025, et terminera l’année avec la comédie musicale La Cage aux folles. Ce boulimique de travail n’attend pas d’être face à Pierre-André Weitz, « [s]on double » comme il l’appelle, pour prendre le crayon. « Je dessine depuis l’enfance. Je n’ai jamais arrêté. Mais c’est une passion honteuse, avoue-t-il. Il faut d’ailleurs qu’elle le reste. Le jour où je penserai que je suis un plasticien, un peintre, un illustrateur, je n’y arriverai plus. Écrire est un sport de combat, un sursaut spirituel qui réclame une énergie considérable. » Puis de préciser : « Lorsque je n’y parviens pas, je dessine. Mon mari, professeur aux Arts décoratifs de Strasbourg, peut témoigner que je ne progresse pas beaucoup. Mes dessins ont un rôle illustratif quand je travaille sur une mise en scène comme Peer Gynt. Au moment de l’écriture de Ma jeunesse exaltée*2, j’ai réalisé des centaines d’Arlequin. J’ai besoin de ces cahiers d’impressions. »
UN PENSEUR PICTURAL
Sa dernière création est un jeu de tarot à l’aquarelle. « J’ai très peur de la peinture, beaucoup trop noble pour moi. Le dessin possède une modestie, une humilité. Je me suis rendu à l’exposition de Chiharu Shiota au Grand Palais*3. J’adore ses dessins préparatoires. Ils ne sont pas aussi majestueux que ses installations, mais c’est ce qu’il y a de plus beau. » L’homme de théâtre utilise tout ce qu’il a sous la main. « J’aime bien le papier “moche”, la feuille A4 sans dignité. J’ai fait des illustrations de mes textes pour enfants avec un stylo BIC quatre couleurs, un objet fétiche. Pour Peer Gynt, c’était très différent. J’ai eu recours à l’encre de Chine sur un papier imperméable qui donne des impressions liquides. Je voulais retrouver l’effet de gravure sur bois que l’on distingue chez [Edvard] Munch. L’artiste norvégien dit qu’il peint la réalité qu’il voit à travers ses larmes, ce qui explique toutes ces hachures. Je crois que je peins aussi la réalité à travers mes larmes. » Ces esquisses pour Peer Gynt sont publiées par Actes Sud à la fin de son adaptation du texte de Henrik Ibsen.
Olivier Py est né en juillet 1965 à Grasse (Alpes-Maritimes), dans une famille de la petite bourgeoisie. Ses parents sont des pieds-noirs ayant quitté l’Algérie trois ans plus tôt. Le père est dentiste, la mère tient une boutique de mode. Les Py vivent à Mouans-Sartoux, dans le même département. « Je n’ai pas grandi dans un milieu très culturel. Nous n’allions pas au théâtre ni voir d’expositions. Je n’avais aucune connaissance de l’art contemporain avant mon arrivée à Paris à 18 ans. J’ai commencé à fréquenter Beaubourg. Tout était gratuit. J’y allais presque chaque jour. Je grimpais dans L’Enfer, un petit début*4 [1984] de Jean Tinguely. Certaines pièces étaient en panne. Comme cela m’énervait, je les réparais. Et je me faisais réprimander. »
Cette question du mouvement est au cœur des scénographies imaginées avec Pierre-André Weitz. « Je pense souvent en deux dimensions, je suis plus pictural, plat, précise Olivier Py. Pierrot raisonne en quatre dimensions. Il réfléchit à la façon dont l’espace va se transformer dans le temps. Des décors montent, descendent. Tout à une symbolique. Ce qui tombe du ciel garde un prestige métaphysique. Ce qui arrive par les côtés, poussé par des machinistes, représente une force politique. » Lorsque l’on regarde les maisons aux murs noirs de Peer Gynt, impossible de ne pas penser aux tableaux de Pierre Soulages. « Pierre-André et moi faisons du Soulages depuis vingt-cinq ans ! plaisante Olivier Py. Nous en avons fait l’expérience : le meilleur réflecteur de la lumière, c’est le noir. »
À travers ses spectacles transparaît son goût pour l’art, du Tintoret à Christian Boltanski. « L’art contemporain m’a passionné, avant l’arrivée de l’argent. Dans les années 1980, l’art était une sorte de folie héroïque, romantique. J’avais l’impression de voir des êtres d’une audace spirituelle immense: Gérard Gasiorowski, Annette Messager, Joseph Beuys… J’ai une dette plastique envers [l’artiste américain] Paul McCarthy. Je n’aurais pas fait le même théâtre si je n’avais pas croisé ses œuvres. Lorsque je l’ai entendu expliquer qu’il ne travaillait pas sur le sang, mais sur le ketchup, je me suis dit: “Cet homme fait du théâtre.” Ces gens faisaient de la métaphysique expérimentale, comme moi. Ils ont été des inspirateurs. Ils sont le dernier feu des avant-gardes avant de devenir des gadgets pour milliardaires. »
De jeunes artistes trouvent grâce à ses yeux, comme Guillaume Bresson et Claire Tabouret. Des peintres qui ont choisi la figuration au moment où son avis de décès était proclamé par le monde de l’art (« c’est pour cette raison qu’ils me plaisaient, ils étaient des parias »). Aujourd’hui, ces dissidents reçoivent tous les honneurs. Guillaume Bresson est exposé dans les salles du château de Versailles*5, Claire Tabouret a été sélectionnée pour dessiner les vitraux contemporains de Notre-Dame de Paris. Comment ce catholique a-t-il d’ailleurs vécu la controverse liée à cette commande artistique ? « Cette polémique me passionne. J’adore Notre-Dame et [Eugène] Viollet-le-Duc. Le projet conçu par Claire Tabouret est magnifique. Ce sont des “métavitraux” : leurs motifs incluent à la fois les baies historiques et le spectateur. Notre-Dame ne doit pas être figée dans une époque ou dans un passé imaginé au XIXe siècle. Ce serait sublime d’intégrer une œuvre d’Anselm Kiefer au sein de la cathédrale. »
LA MALADIE DE L’ART
Le moins que l’on puisse dire est qu’Olivier Py n’a pas l’esprit de chapelle. Il admire aussi bien les créations macabres de Berlinde De Bruyckere que la peinture conceptuelle de Claude Rutault. Toutefois, son panthéon artistique est surtout peuplé d’artistes anciens. Tout en haut, le Tintoret, puis Piero della Francesca, Fra Angelico, Vermeer. « La noirceur onirique du Tintoret m’a totalement fasciné. Ses peintures ont une profondeur de champ étonnante, laquelle est une source d’inspiration. Une scène fonctionne lorsqu’une complète obscurité succède à un point d’éblouissement. Il y a chez le Tintoret une violence rétinienne. »
Olivier Py collectionne les livres – des manuscrits, des autographes – et les œuvres d’art. « C’est une maladie ! J’aurais voulu ne pas l’avoir. J’apprécie l’art religieux, souvent anonyme. J’ai une œuvre de [Gustave] Courbet, un dessin de [Paul] Verlaine que j’affectionne, il est presque à côté de mon lit. Et des peintres flamands moins connus. J’aime aussi les “croûtes”. Je possède un joli tableau anonyme du XVIIIe siècle qui me touche. Ça me console, me réconcilie avec moi-même. »
À bon entendeur, Olivier Py adorerait assurer le commissariat d’une exposition. « Il y aurait… la nuit, les monstres, le faux, le théâtre évidemment, le masque, la prostitution, des sujets romantiques, la disparition, le ciel. J’ai beaucoup aimé de grandes expositions thématiques comme “Les Immatériaux”, en 1985, au Centre Pompidou. » Abonné au musée du Louvre, il s’y rend en voisin et en passionné… parfois frustré. « Il y a un tel embouteillage maintenant devant la peinture italienne. Les propositions de Laurence des Cars [présidente-directrice du Louvre] pour désengorger le bâtiment sont légitimes. Dans la salle des États, on ne peut plus voir un chef-d’œuvre comme Les Noces de Cana de Véronèse à cause de la fréquentation autour de La Joconde [de Léonard de Vinci]. Je passe aussi des heures devant les vaisselles de Bernard Palissy. Je suis un céramiste raté. Un jour, je m’achèterai un four ! »
Olivier Py regrette que l’on ne puisse pas toucher les œuvres dans les musées. « Un vase est-il encore un vase dans la mesure où l’on ne peut pas y mettre une fleur ? Ces lampes qui ne s’allument pas sont-elles toujours des lampes ? Qu’est-ce qu’une tasse si l’on ne peut pas boire un breuvage dedans ? À l’âge de 18 ans, j’avais (avec un groupe d’amis) proposé à des musées de fleurir leurs vases. » Parmi les fleuristes se trouvait une certaine Bénédicte Savoy, devenue depuis historienne d’art. Au lycée, elle était inscrite au club de théâtre de son établissement. L’animateur était un élève de « khâgne ». Son nom ?Olivier Py.
*1 Du 7 au 16 mars 2025 au Théâtre du Châtelet.
*2 Pièce de plus de huit heures créée en 2022 pour le Festival d’Avignon, célébrant la jeunesse et le théâtre à travers le personnage d’Arlequin.
*3 « Chiharu Shiota. The Soul Trembles », 11 décembre 2024-19 mars 2025,
Grand Palais, Paris.
*4 Une installation offrant un assemblage de sculptures sonores et mobiles.
*5 « Guillaume Bresson – Versailles », 21 janvier-25 mai 2025, château de Versailles.
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Norma, opéra de Vincenzo Bellini, 27 juin-17 juillet 2025, Teatro
alla Scala, via Filodrammatici 2, 20121 Milan, Italie.
La Cage aux folles, pièce de Jean Poiret, 5 décembre 2025-10 janvier 2026, Théâtre du Châtelet, 1, place du Châtelet, 75001 Paris.
Henrik Ibsen, Peer Gynt, adaptation d’Olivier Py, Arles, Actes Sud, 2025,
104 pages, 14 euros.