C’est le genre de centre d’art que l’on ne voit qu’en Allemagne, un petit bijou d’architecture contemporaine en béton signé de Tadao Andō. En majeure partie enterré sur le terrain d’une ancienne base de l’OTAN, il surgit au milieu de la campagne westphalienne, à deux pas de champs d’éoliennes. Là, à Neuss, entre Cologne et Düsseldorf, il y a vingt et un ans, la famille Langen a érigé une fondation en hommage à leur père et grand-père, un ingénieur automobile qui travailla beaucoup au Japon où il acheta quantité d’antiquités – au point de constituer la plus importante collection du genre en Europe.
Pourtant, ses descendants n’exposent pas ces chefs-d’œuvre. Leur fondation accueille des artistes contemporains et des collections privées. Depuis avril 2025, l’éditeur zurichois Michael Ringier en a les honneurs, au travers d’un parcours de 500 œuvres parmi les 5 000 que compte sa collection. Des pièces que d’ordinaire personne ne voit jamais, à moins d’être un ami proche ou un employé de l’entrepreneur, celui-ci les réservant aux murs de sa maison et de ses bureaux. « La Suisse a déjà bien assez de musées, réplique le collectionneur lorsqu’on lui demande s’il ne serait pas tenté par l’aventure muséale, à la manière des Langen. Je prête des œuvres aux institutions existantes. C’est beaucoup plus utile et intéressant de les voir circuler. »
Un large panel d'œuvres
C’est donc la première fois que le grand public peut découvrir dans une telle proportion ce très riche ensemble constitué depuis 1995. Michael Ringier a laissé le soin de choisir et de mettre en scène certaines de ces œuvres à Beatrix Ruf, sa conseillère en art de 1995 à 2014, et à Wade Guyton, peintre américain dont le collectionneur acquiert régulièrement les pièces. « Michael Ringier n’est pas du tout intervenu dans notre sélection et n’a rien voulu voir avant l’ouverture, raconte Beatrix Ruf, qui fut aussi la directrice de sa collection. Il a dû s’asseoir lorsqu’il a découvert le résultat. »
Il est vrai que le parti pris s’avère plutôt radical, entre les espaces calmes en surface et les salles souterraines où les œuvres tapissent les murs sur plusieurs niveaux, à la manière des salons d’antan, et où le moindre centimètre est occupé. Pour autant, Wade Guyton et Beatrix Ruf jurent ne pas avoir cherché l’effet de saturation. « Nous aurions voulu en exposer davantage, mais l’architecture a décidé pour nous, explique Wade Guyton, lequel, pour l’occasion, a recouvert les fenêtres de lés de moquette bleu électrique descendant jusqu’au sol en formant de grands rouleaux. C’est un bâtiment très sculptural qui n’a rien à voir avec un musée traditionnel. » « Je ne suis pas commissaire, convient l’artiste ; aussi ai-je travaillé par catégorie, en me posant des questions simples : de quoi une peinture a-t-elle besoin ? Généralement d’un mur. Les sculptures ? D’espace. Les œuvres sur papier ? Elles doivent être protégées. Ce processus très expérimental nous a beaucoup aidés à donner du sens à notre proposition. » Cette nécessité d’aller à l’essentiel est résumée par le titre de l’exposition : « Drawing, Painting, Sculpture, Photography, Film, Video, Sound – Ringier Collection 1995-2025 ».

Vue de l’exposition «Drawing, Painting, Sculpture, Photography, Film, Video, Sound – Ringier Collection 1995-2025», Langen Foundation, Neuss, 2025. Photo Dirk Tacke
Constituer des ensembles
Wade Guyton travaille avec des imprimantes. C’est une des raisons pour lesquelles Michael Ringier lui a confié le cocommissariat de la manifestation, l’homme de médias ayant sans cesse eu à cœur d’acquérir des œuvres qui entretiennent un rapport, de près ou de loin, avec le journalisme et les métiers de la presse. « J’ai toujours considéré que les artistes et les journalistes exerçaient des activités proches, explique le collectionneur. Ils posent des questions, essaient de trouver des réponses et traitent avec le présent et le futur à la fois. J’ai pensé que ce serait une bonne idée d’acheter de l’art en l’associant à mon entreprise, mais je ne pouvais pas le faire seul. J’ai donc engagé Beatrix Ruf, laquelle dirigeait alors un petit musée en Suisse alémanique [le Kunstmuseum Thurgau]. Mais quelles œuvres collectionner ? » Et de répondre : « Au début, en 1995, Béatrix et moi avons décidé de nous concentrer sur des artistes qui utilisent les mêmes outils que les journalistes, à savoir la photographie et le texte, tels que Thomas Ruff, Andreas Gursky, John Baldessari ou encore Joseph Kosuth. Puis, assez vite, nous n’avons plus eu besoin de ce prétexte parce qu’une certaine logique s’était mise en place. »
L’exposition, joyeuse et pop, parfois extravagante, se révèle forcément un peu copieuse pour les yeux. Elle est en quelque sorte un cours accéléré d’histoire de l’art contemporain occidental et de son évolution depuis les années 1990. « Cette collection s’est constituée durant les trente dernières années, reprend Beatrix Ruf. Elle ne revendique aucun style. Elle n’est pas non plus le reflet d’un Zeitgeist [esprit du temps], qui est un style en soi. Elle montre de quelle manière une pensée contemporaine s’est développée au cours du temps. »
Les cartels n’ayant pas trouvé leur place aux murs, une épaisse brochure jaune indique au visiteur quelle œuvre il regarde. Il est frappant comme le nom de certains artistes revient au fil de l’accrochage : ainsi de Peter Doig avec 45 peintures représentant de fausses affiches de film, de Mark Morrisroe avec 85 Polaroid et documents, mais aussi de Fischli & Weiss, Heimo Zobernig, Seth Price... « Dès le départ, Beatrix et moi voulions constituer des ensembles, c’est-à-dire nous concentrer sur quelques noms dont nous achetions beaucoup de pièces, précise Michael Ringier. La collection possède ainsi 30, 40, voire 60 œuvres d’un même artiste. Ceci était possible il y a une vingtaine d’années, mais serait beaucoup plus compliqué aujourd’hui tant les prix sont fous, surtout ceux des œuvres de jeunes artistes ! Mais la situation est en train d’être corrigée par le marché. Car, bien sûr, je continue d’acheter... comment pourrais-je m’arrêter!? »
-
« Drawing, Painting, Sculpture, Photography, Film, Video, Sound – Ringier Collection 1995-2025. Curated by Beatrix Ruf & Wade Guyton », 13 avril-5 octobre 2025, Langen Foundation, Raketenstation Hombroich, 1, 41472 Neuss, Allemagne, langenfoundation.de