Avec la 19e Biennale d’architecture, Venise est une fois encore le théâtre d’une effervescence résolument tournée vers l’avenir. Pourtant, une présence demeure — celle de Carlo Scarpa (1906-1978), né ici même dans la Sérénissime. Figure aussi singulière qu’inclassable de l’architecture italienne du XXe siècle, Scarpa s’est tenu à la lisière des avant-gardes, préférant aux manifestes radicaux du modernisme une approche sensible, conçue comme un dialogue avec les lieux et leur histoire.
En 1957, la marque italienne Olivetti lui commande un showroom sur la place Saint-Marc, écrin patrimonial s’il en est. L’espace est étroit mais devient sous ses dessins un laboratoire poétique tout en portes coulissantes, certaines dissimulées dans le béton, l’ensemble porté par une palette colorée si pâle qu’elle se fond dans le beige mat de la lumière vénitienne. Scarpa y fait entrer l’eau, la laisse glisser le long d’un bassin comme si le bâtiment respirait au rythme de la lagune. Et puis apparaît l’escalier : chef-d’œuvre suspendu tout de marbre, aux marches asymétriques dont l’harmonie s’avère véritablement musicale.
Dans la Cité des Doges, Carlo Scarpa n’impose rien. Il observe la ville, en retient le langage architectural – les doubles colonnes, les percées obliques, les motifs lapidaires –, s’en imprègne avec retenue pour inventer le sien.
Architecte du palimpseste, il travaille avec le temps plus qu’il ne le défie. Tout au long de sa carrière, commencée dans les années 1930, il compose avec l’histoire bâtie, insufflant sa modernité au cœur même des architectures léguées par le passé. À la Fondation Querini Stampalia, splendide palais du Cinquecento, il dessine un jardin dont les lignes minimalistes tendent vers une esthétique zen. Mais surtout, Scarpa restaure avec respect, sans masquer ni jamais rien effacer, inscrivant ainsi sa modernité dans toute une épaisseur historique.
À la fin de sa vie, c’est dans le même esprit qu’il intervient sur la Palazzina Masieri, un élégant édifice du XVIIe siècle posé au bord du Grand Canal, à deux pas de l’Accademia. Le projet, porté par l’ingénieur Paolo Masieri en mémoire de son fils Angelo, jeune architecte fauché à l’âge de 31 ans, visait à créer une résidence pour les étudiants de l’Institut universitaire d’architecture de Venise (IUAV).
Sollicité en premier lieu, Frank Lloyd Wright imagine une transformation radicale, allant jusqu’à proposer une démolition partielle pour y insérer un bâtiment neuf. Mais l’idée, jugée trop audacieuse, est refusée par la municipalité, soucieuse de préserver l’intégrité de la façade en brique donnant sur le canal.
En 1968, le nom de Scarpa s’impose naturellement. Là où d’autres affirmaient la modernité par le spectaculaire, il choisit de l’insuffler par le détail, la lumière, et cette abstraction mesurée qui respecte la matière. Débutés en 1972, les travaux s’achèveront en 1983, cinq ans après sa mort.
Près d’un demi-siècle plus tard, la galerie parisienne Negropontes, attachée aux dialogues fructueux entre design, métiers d’art et création contemporaine, y installe en mars 2024 son espace vénitien, donnant un nouveau souffle à cet écrin d’exception resté longtemps inoccupé. En 2021, Sophie Negropontes découvre la Palazzina Masieri, alors propriété de l’IUAV. Touchée par la singularité du lieu, elle envisage d’y établir une présence pérenne. En collaboration avec Roberta Bartolone et Giulio Mangano, de l’agence Barman, elle engage d’importants travaux de rénovation, guidée par le désir de prolonger l’esprit de Scarpa tout en ouvrant l’espace à d’autres formes d’écriture plastique.
« Cette nouvelle étape souligne notre désir de présenter l’art de manière plus libre et innovante. En créant un espace où les œuvres coexistent avec l’architecture historique, nous favorisons une interaction dynamique entre le passé et le présent, entre la tradition et l’avant-garde », précise-t-elle alors. Ce geste résonne également d’un écho intime : « Venise n’est pas seulement une ville d’histoire et d’innovation, elle représente également un lien très personnel pour moi. Mon père y avait exposé ses photographies lors de la Biennale de 1983. Ces œuvres représentaient les installations de Constantin Brancusi au Pavillon roumain… »

Vue de l’exposition « Architectural Landscapes », Galerie Negropontes, Venise. Crédit Gabriele Bortoluzzi
Au sein de la Palazzina, le langage de Scarpa se donne à lire dans toute sa densité et se déploie tel un manifeste discret. Le vocabulaire est là, complet, maîtrisé : béton sculpté, inserts de laiton ou de bronze, usage du bois brûlé. Les structures, toujours apparentes, modèlent l’espace sans chercher à se dissimuler et participent pleinement du dessin d’ensemble – une rambarde devient radiateur, les tuyaux de canalisations se transforment en ligne sinueuse. Carlo Scarpa conçoit une architecture où la fonction fait forme, et où chaque élément engage l’œil dans un mouvement précis. Il appartient à cette rare lignée d’architectes qui ont profondément repensé le dispositif d’exposition au XXe siècle. Génie de la scénographie, il est intervenu avec justesse au musée Correr, à l’Accademia, ou encore au pavillon central des Giardini.
Cette attention portée à la circulation du regard trouve un écho direct dans l’exposition imaginée dans le cadre de la biennale. Au Rez-de-Chaussée, un jardin imaginaire prend place : les sculptures organiques en bronze de Gianluca Pacchioni y côtoient une tapisserie figurant une forêt printanière, réalisée par la manufacture Pinton d’après un carton du peintre Roger Mühl. Ce paysage inattendu renvoie à un épisode méconnu de l’histoire du lieu : en 1954, l’architecte vénitien Duilio Torres, répondant à la monumentalité du projet de Frank Lloyd Wright, proposait en alternative un petit jardin. À l’étage, comme en contrepoint, les sculptures en verre du duo Perrin & Perrin donnent naissance à des compositions architecturales où s’énonce un imaginaire urbain. Présentés sur d’élégants socles, ces derniers font part de tout un réseau de motifs géométriques, profondément graphiques, empruntés au vocabulaire de Scarpa, comme une subtile mise en abîme en guise d’hommage au maître vénitien.
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« Architectural Landscapes », du 17 avril au 22 novembre 2025, Galerie Negropontes, Dorsoduro 3900, 30123 Venise, Italie.