De bonnes nouvelles viennent encore parfois des États-Unis. À première vue, le paysage de l’art contemporain pourrait sembler écrasé par la peinture, figurative de préférence, colorée, avec des messages simples et de (très) grands formats. Mais la scène artistique étatsuniennes est évidemment beaucoup plus diverse, ouverte à d’autres registres, plus stimulants, comme ceux de la parcimonie radicale (pour n’en citer que quelques-uns, Michael E. Smith, Carolyn Lazard, ou les artistes de la galerie de Maxwell Graham, à New York : Sarah Rapson, Ghislaine Leung, Cameron Rowland...) ou ceux de la finesse incisive, à l’image de Christine Sun Kim, dont le Whitney Museum of American Art, à New York, présente l’exposition « All Day All Night » – laquelle rejoindra les cimaises du Walker Art Center, à Minneapolis, en 2026.
L’artiste, née en 1980 en Californie, est « américano-coréenne de première génération, appartenant à la culture et à la communauté sourde, ayant l’expérience de l’immigration en Allemagne (à Berlin) ». Elle dispose sur trois étages du bâtiment de Renzo Piano un ensemble de dessins, wall drawings, vidéos, performances, sculptures, qui reflète l’étendue du vocabulaire développé, depuis le début des années 2010, pour construire une œuvre explorant les intersections – réussies ou ratées, possibles ou impossibles – entre les langages, les communautés et les expériences. UN
Langage visuel défiant l’audition
Les lexiques visuels auxquels elle puise – et l’on y perçoit en demi-teinte des échos de Tony Conrad ou d’Ed Ruscha, références revendiquées, aussi bien que de Bruce Nauman ou Lawrence Weiner – sont ceux de la notation musicale (les signes piano ou forte, la portée, la croche, répétés, déformés, démesurément agrandis) et de l’infographie (le diagramme, la courbe, les ensembles), dessinés au fusain ou à l’encre. Accompagnés de commentaires percutants, ils dressent des inventaires d’expériences du son, de la voix et du langage, de situations intimes, sociales ou institutionnelles de discrimination validiste. C’est sans concession ni complaisance, et surtout extrêmement drôle : « Humor humanizes », l’humour humanise, lit-on dans l’entretien qui ouvre le catalogue de l’exposition.
L’ASL (langue américaine des signes), instrument linguistique et visuel fondamental de Christine Sun Kim, est performée, filmée (jusqu’au Superbowl, où l’artiste signe les hymnes américains), transcrite en dessins ou en toiles. Les gestes signant les mots All day et All night (un mouvement pivotant de la main à 180 degrés vers le haut pour le jour, vers le bas pour la nuit) se transforment en sublimes pastels (2012) ou en shaped canvas (toile formée, 2023). On y voit résonner « la musique enchantée de la langue des signes », pour reprendre le titre – teinté d’ironie – que l’artiste avait choisi de donner à sa conférence TED en 2015.
À l’exception de quelques participations ponctuelles à des expositions collectives à la Graineterie, à Houilles, en 2020, ou à Lafayette Anticipations, à Paris, en 2024, le travail de Christine Sun Kim a été très peu montré en France. Au moment où nombre d’institutions, notamment les centres d’art – du Crédac, à Ivry-sur-Seine, au Crac Occitanie, à Sète, engagés en première ligne sur le sujet –, de critiques, de commissaires, d’artistes (comme No Anger) manifestent leur engagement en faveur du crip art en s’efforçant d’« élever, accueillir et préconiser la différence et la déstabilisation qu’entraîne le handicap dans la production artistique », ne serait-ce pas une bonne idée de donner en France à son œuvre généreuse et acérée la visibilité qu’elle mérite ?
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« Christine Sun Kim. All Day All Night », 8 février-6 juillet 2025, Whitney Museum of American Art, 99 Gansevoort Street, New York, NY 10014, whitney.org; 27 mars-6 septembre 2026, Walker Art Center, 725 Vineland Place, Minneapolis, MN 55403, États-Unis, walkerart.org