« C’est plus grand. Ils ont gagné de l’espace, non ? » demande une art advisor et collectionneuse en arrivant au premier étage de l’hôtel particulier parisien qui abrite, depuis 2018, l’Institut Giacometti. Il est vrai que la manière dont Petrit Halilaj (né au Kosovo en 1986) s’est emparé des lieux est si parfaite que ceux-ci, sans rien perdre de leur dimension intime, semblent s’ouvrir à une échelle nou- velle, devenir un palais poétique, comme celui qu’évoquait Alberto Giacometti dans un texte qui donne son titre à l’exposition : « Nous construisions un fantastique palais la nuit... »
La réussite de cette exposition, peut-être la plus belle depuis le commencement de la remarquable série de cartes blanches à des artistes contemporains lancée par Catherine Grenier (marquée notamment par l’intervention de Douglas Gordon en 2022 ou la redécouverte de Barbara Chase-Riboud en 2021, grâce à sa première exposition à Paris depuis plus de quarante ans), tient moins à sa capacité de transformer l’espace physique que de créer un espace mental. Une maison de rêve qui serait aussi un refuge pour échapper à la violence du monde extérieur – la mémoire de la guerre, du déracinement – autant qu’à celle du monde familier – l’homophobie, la difficulté d’être. Un lieu où « réaliser ce lien entre des éléments de notre vie, de l’histoire, de l’humanité2 ».
Une histoire de liens
Le palais de Petrit Halilaj est construit de jeux d’échelle, de métamorphoses et de mises en abyme : depuis la première vitrine qui, organisant le dialogue tête-bêche entre deux sculptures d’à peine 8 centimètres, annonce et contient l’exposition tout entière; jusqu’à la grande installation de la salle principale – écho du Palais à 4 heures du matin (1932) ou de La Cage (1950) –, monumental dessin dans l’espace, sur laquelle Petrit Halilaj greffe des sculptures d’Alberto Giacometti, Homme (Apollon) (1929) ou Mère et fille (1933); en passant par le cabinet de dessins, qui met en miroir la relation de Petrit Halilaj avec sa nièce Luna et celle d’Alberto Giacometti avec son neveu Sylvio – lequel fut invité à dessiner jusque dans les carnets de son oncle. Les dessins de Sylvio et de Luna, ceux d’Alberto Giacometti – parfois inspirés eux-mêmes par des dessins d’enfants – et ceux de Petrit Halilaj – inscrits dans la continuité de sa série Abetare (« abécédaire » en albanais), commencée en 2015 – sont métamorphosés en un bestiaire tantôt familier, tantôt inquiétant. Le chat, l’oiseau-squelette, le poisson, le coq habitent (abitare en italien, langue de ses études et du début de sa carrière) l’espace jusqu’aux endroits les plus inattendus, pendant du plafond ou posés sur le toit de la verrière.
L’exposition est marquée à chaque instant par la force des liens qu’entretient Petrit Halilaj avec Alberto Giacometti : lien artistique, autour des questions de l’espace du dessin, de la sculpture sans volume, mais aussi du rapport au rêve; lien existentiel, intime, biographique, avec l’importance que revêtent pour l’un et l’autre les relations familiales, au père, à la mère, à l’enfance, l’« entrelacement d’histoires d’amour personnelles, de sentiments vécus et de peurs ». La proximité d’Alberto Giacometti révèle, chez Petrit Halilaj, sa part de gravité, de souffrance.
En retour, le regard de Petrit Halilaj met en lumière ce qu’Alberto Giacometti peut avoir de joyeux, de joueur. Comme lorsque, à la fin de l’exposition, deux plumes d’une œuvre de l’un (de la série Pour te rappeler) viennent embrasser une petite sculpture de l’autre. Elles lui font comme un costume de spectacle, de revue, léger et dramatique, fragile, vivant.
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« Alberto Giacometti/Petrit Halilaj. Nous construisions un fantastique palais la nuit... », 14 mars-8 juin 2025, Institut Giacometti, 5, rue Victor-Schœlcher, 75014 Paris, fondation-giacometti.fr