Pour une génération, Timisoara est la ville de la Révolution qui entraîna la chute du régime de Nicolae Ceausescu en 1989. Les plus jeunes s’en souviennent plutôt comme de la Capitale européenne de la Culture 2023. Mais on ignore souvent que « la petite Vienne », ainsi qu’on la surnomme, a été dans les années 1970 un foyer artistique éminemment vivant. C’est là que Stefan Bertalan (1930-2014), enseignant à l’École supérieure d’art, a co-fondé en 1965, avec ses collègues Roman Cotoșman et Constantin Flondor, le Groupe 111, considéré comme le premier collectif d’artistes d’avant-garde en Roumanie. Active pendant quatre ans, l’entité se dissout pour se reconstituer autour d’artistes, d’architectes, de photographes, de chercheurs, de mathématiciens, sous le nom de Sigma. Bertalan, qui en est la figure majeure, s’appuie sur les sciences du vivant pour questionner les lois de l’univers. Il expérimente de nombreux projets dans le cadre du département d’architecture de l’Institut polytechnique où il est nommé en 1971 et développe une œuvre originale témoignant d’une rare indépendance d’esprit. La reconnaissance internationale intervient un an avant sa mort, quand Massimiliano Gioni l’invite à participer à la 55e Biennale de Venise. L’Estate de l’artiste est désormais géré par la galerie Esther Schipper, qui lui consacre une exposition à Paris jusqu’au 10 mai 2025.

Vue de l’exposition « Ștefan Bertalan. In Tune With The World », Art Encounters Foundation, Isho Center, Timisoara, Roumanie. Photo : Remus Daescu
La rétrospective de grande ampleur présentée par la Fondation Art Encounters dans la ville qui a tant compté pour lui confirme la place de cet artiste sur la scène contemporaine. Intitulée « In tune with the world », elle se déploie sur 1 000 mètres carrés et rassemble 250 peintures, dessins, photographies sous le commissariat de Bernard Blistène.L’attachement de ce dernier au pays de Tristan Tzara, de Constantin Brancusi, de Victor Brauner est ancien, et ses relations professionnelles avec le collectionneur et homme d’affaires Ovidiu Sandor, président de la fondation, remonte au tout début de sa création à Timisoara en 2015. Sandor, en effet, est souvent venu à Paris faire part de ses intentions et solliciter certains prêts du musée national d’Art moderne. Il a ainsi permis la réalisation d’expositions d’artistes roumains peu présentés auparavant sur leur terre natale, à l’instar de Constantin Brancusi.
Sur Stefan Bertalan et ses influences, on ne sait que peu de choses, sinon qu’il a assimilé très tôt les théories du Bauhaus et affectionnait Paul Klee et Vassily Kandinsky. Il est probable aussi que Fluxus et, plus tard, Joseph Beuys aient joué un rôle dans sa formation. Ses positions concernant les liens entre l’art et la vie en portent la trace. Toutefois, sa passion pour les systèmes – optique, mécanique, botanique, géologie ou astronomie – le rapproche davantage des utopies du début du XXe siècle. L’exposition présente un nombre important de dessins sur papier ; ils révèlent une personnalité à la sensibilité aiguë, en quête de correspondances entre les formes de la nature et la vie psychique. Si les leçons de Josef Albers ont été essentielles pour Bertalan, le poussant du côté de la géométrie, son goût pour les processus organiques de germination, de croissance, d’éclosion, imprime à ses propositions quelque chose d’instable, de mouvant. Chez lui, les lignes ondulent ou s’entrelacent en réseaux, les motifs dansent, patinent, et les signes graphiques se jettent de tous côtés. La rivière Bega au bord de laquelle il se baladait, la forêt entourant son atelier sont souvent évoquées dans ses œuvres (Untitled, 1963). Son intérêt pour la bionique et la cybernétique transfigure sa vision de la réalité. Ses observations sont empreintes d’humilité et toutes concourent aux mêmes buts : attirer l’attention sur l’interdépendance entre l’homme et la nature. Bertalan a aussi développé un grand intérêt pour l’écriture. Beaucoup d’œuvres sont couvertes de notations et de schémas. Elles donnent le sentiment d’une réflexion en cours, de problèmes à résoudre (Untitled, 1980). La modestie des moyens employés (encre, crayon, stylo-bille) traduit elle aussi l’idée de pensée ouverte, non arrêtée.

Vue de l’exposition « Ștefan Bertalan. In Tune With The World », Art Encounters Foundation, Isho Center, Timisoara, Roumanie. Photo : Remus Daescu
Outre sa pratique du dessin et de la peinture, Stefan Bertalan a réalisé nombre de sculptures. Il s’est illustré par ailleurs dans le domaine de la performance, notamment à l’époque de son compagnonnage avec Sigma. C’est ce que montre la passionnante exposition consacrée au Groupe 111 et à Sigma présentée au Musée national d’Art de Timisoara en parallèle à la rétrospective Bertalan. Intitulée « Utopia and Research », elle met en évidence l’esprit visionnaire de ces collectifs dont les préoccupations s’inscrivent de plein droit dans l’histoire de la néo-avant-garde européenne d’après-guerre. Cette période fut celle de l’épanouissement des collectifs (tels le G.R.A.V. ou le nouveau réalisme en France) dans le champ de l’art, et ce dès 1960. Sous l’égide de Sigma, Bertalan et ses amis élaborent un programme pédagogique ambitieux associant artistes et étudiants. Ensemble, souvent en extérieur, ils étudient l’évolution de ballons colorés installés sur la rivière Timis ou construisent une Information Tower sur le modèle de la Tour Lumière Cybernétique de Nicolas Schöffer. Ils utilisent tous les médiums, font appel aux technologies de pointe, documentent leurs actions par le film et la photo. Hélas, ces activités vont prendre fin pour Stefan Bertalan à la suite de son action I lived with a sunflower plant for 130 days, que les autorités de plus en plus répressives du pays assimilent à un « tournant mystique ». Il émigre alors en Allemagne, près de Stuttgart. Son exil le conduit à se replier sur l’observation du monde naturel. Il multiplie la représentation de formes hybrides qui suggèrent le devenir plante de l’humain (voir son autoportrait Untitled, 1986-1988) et produit une série de dessins chargés d’émotion, marqués par ses rêves (The Yoga Exercises, 1989). Il rentre définitivement en Roumanie en 2012. Depuis, son œuvre ne cesse d’être redécouverte comme celle d’un artiste qui a anticipé l’exploration des liens étroits entre l’homme et l’univers, et frayé la voie du dialogue entre l’art et la science.
--
« Ștefan Bertalan. In Tune With The World », commissariat de Bernard Blistène, du 3 avril au 29 juin 2025, Art Encounters Foundation, Isho Center, Timisoara, Roumanie.
« Utopia and Research. Timisoara experimental groups 111 and Sigma (1966-1981) », commissariat du Dr. Ileana Pintilie, jusqu’à fin 2025, Musée national d’Art