Clément Dirié a « rencontré » l’œuvre de Suzanne Valadon (1865-1938) à Nantes en février 2024, à l’occasion de la rétrospective itinérante conçue par le Centre Pompidou Metz1 . À l’« épiphanie » qu’éprouve alors l’auteur, à « la surprise de l’immersion dans la vision Valadon » et à la place que celle-ci occupe désormais dans ses pensées répond le besoin impérieux d’écrire cet ouvrage, qui s’avère être autant une traversée de la vie et de l’œuvre de l’artiste qu’une mise au point méthodologique, sur le mode très vivant d’une forme d’histoire orale.
Cristallisation de regard
Les cinq chapitres qui jalonnent l’essai convoquent, par ordre chronologique (entre 1894 et 1967), des témoignages et leurs mises en contexte : « Les lettres de l’artiste Edgar Degas, les poèmes de la galeriste Berthe Weill, l’étude monographique de la peintre et auteure Madeleine Bunoust, les souvenirs de l’élève et artiste Germaine Eisenmann, et la préface institutionnelle du conservateur de musée Bernard Dorival. »
Clément Dirié dialogue avec ces multiples points de vue. Il y instaure son propre regard, par rapport aux critères, distances et habitudes variables qu’il y met au jour. Car ce qui se donne avant tout à lire ici, c’est la stratification, la préparation et la construction intellectuelle qui permettent de voir, et comment l’on devient capable de « redonner de l’épaisseur et [de] rebattre les cartes des visions conventionnelles ».
De cette cristallisation du regard au contact de son objet d’étude rendent compte les différents chapitres qui, chacun, analysent l’une de ces singularités où achoppent les lectures usuelles : la formation par immersion dans l’atelier et le passage du modèle à l’artiste ; les liens familiaux, forts et choisis ; l’origine et l’ascension sociales ; une certaine géographie parisienne ; un rapport particulier au corps et aux genres picturaux.
Autant que les théories contemporaines (Maîtresses d’autrefois3 de Rozsika Parker et Griselda Pollock, en particulier), différentes œuvres permettent ce repositionnement du regard ; Mirror Check (1970) de Joan Jonas et In the Mirror (1971) de Chantal Ackerman renvoient ainsi au Nu au miroir de 1909, et l’éclairent par la construction du sujet féminin qui s’y joue. De même, les moyens de l’analyse se trouvent renvoyés à ce que Suzanne Valadon disait de la peinture : « Chacun peint comme il voit, ce qui revient à dire que chacun peint comme il peut. »