Sarah Crowner : Tableaux en Laine, Pierres en Bronze
Le travail de Sarah Crowner s’inscrit dans une double filiation, celle de la peinture hard-edge et celle d’un croisement des arts dans l’esprit du Black Mountain College. Ses tableaux, qu’elle compose avec des pièces de toiles peintes légèrement à l’acrylique (entre peinture et teinture) et de pièces de toiles brutes cousues entre elles, brouillent la distinction entre grand art et artisanat, et certaines ont pu servir de décor à des performances ou à des spectacles de danse. Trois tableaux cousus sont exposés dans cette première présentation parisienne, dont deux qui s’offrent comme deux variations, l’une en vert, l’autre en bleu, à partir d’un même motif compositionnel. Mais le sujet principal, ce sont bien ces tableaux en laine et ces pierres en bronze qui donnent leur titre à l’exposition. Les cinq tableaux, mêlant tissage et broderie, sont construits autour d’une couleur, le blanc, l’orange, le noir mêlé de bleu, le blanc et le violet. Trop de nuances et de variations optiques entrent en jeu pour qu’ils puissent être dits strictement monochromes, et ces subtilités restituent le travail de la touche, et notamment celle tourbillonnante de La Nuit étoilée de Vincent van Gogh. La touche, signature du peintre, devient ici motif et élément constitutif d’un travail collectif extrêmement subtil et raffiné, et le spectacle est réellement fascinant. Au centre de la salle où se trouvent les tableaux, sont présentés sur des socles blancs de différentes hauteurs une dizaine de sculptures en bronze poli d’après des pierres ramassées par l’artiste sur une plage de Californie. Pierres creusées, trouées ou gros galets, elles ressemblent à des standards de sculptures modernistes. Tableaux et sculptures ont un double rôle, ce sont des œuvres autonomes, mais les premiers servent aussi d’éléments de décor aux secondes ; celles-ci en retour leur servent de miroir et font rayonner leurs couleurs. Dans ce riche jeu de gradations et de reflets, l’expérience de la nature, celle de l’univers domestique et celle de l’espace muséal se superposent de subtile façon.
Du 26 avril au 21 juin 2025, Galerie Max Hetzler, 46 & 57, rue du Temple, 75004 Paris

Vue de l’exposition « Warp/Weft - Works by Robert Rauschenberg and Liz Deschenes » chez Emanuela Campoli, Paris. Coutesy Emanuela Campoli
Warp/Weft - Works by Robert Rauschenberg and Liz Deschenes
L’art de Liz Deschenes est l’une des approches les plus conceptuelles et radicales de la photographie : une paraphotographie, plutôt, sans aucune prise de vue. Connue par des photogrammes faits de trames abstraites ou monochromes, l’artiste a élargi son champ d’investigation à l’architecture. Elle a, l’année dernière, exposé à New York une première série de Gorilla Glasses, des plaques de verre teintées de différentes couleurs et suspendues dans l’espace par une pince d’acier et deux câbles. Gorilla Glass est le nom d’une marque de ce verre renforcé qui équipe nos smartphones. Le choix de ce matériau est né d’une réflexion sur tous les filtres qui s’interposent entre nous et la réalité. « Warp/Weft » a été conçue autour de deux œuvres de Robert Rauschenberg, artiste que Deschenes admire autant pour son œuvre que pour son positionnement. L’exposition commence au rez-de-chaussée avec une photo de Vancouver par Robert Rauschenberg, photo de rue qui montre des lettres d’enseignes dispersées au sol. En rapport avec cette pièce, un filtre de verre rouge a été suspendu perpendiculairement à la fenêtre, et deux autres plaques de verre Gorilla ont été accrochées côte à côte, parallèlement à l’un des murs. Pour celles-ci, un traitement du verre renforcé a permis d’obtenir une face noire opaque et brillante et une face striée d’un gris sombre et strié. Le nom de la série, soit la chaîne de tapisserie et la trame, est une métaphore de ce traitement. Dans l’espace d’exposition au premier étage, c’est une grande pièce très atypique de Rauschenberg qui est montrée. Pimiento IV appartient à la série des Jammers que l’artiste a réalisée en Inde au milieu des années 1970.Elle est formée de trois pans de soie rouge translucide suspendus et cousus ensemble et lestées dans le bas par une large tige de rotin dans une bande de soie blanche. La référence au tissage trouve ici sa justification et la proximité avec les œuvres de verre paraît évidente. L’œuvre que Deschenes lui associe, Retaining, est un long mât de verre planté en oblique, qui unit sculpture et transparence. Le moment de se rappeler que « jammers » est le nom donné autrefois à de grands voiliers et que le mot «Warp » signifie également voilure. Dans cette même salle sont également exposés un miroir noir convexe, ou miroir de Claude, dont se servaient les peintres pour fixer nettement les éléments d’un paysage, et un photogramme vertical de couleur noire, partie de l’histoire de Deschenes, et secondairement rappel des Blacks Paintings de l’artiste inspirateur.
Du 24 avril au 28 mai 2025, Emanuela Campoli, 4-6, rue de Braque, 75003 Paris

Vue de l’exposition « Studio Conversations », David Zwirner, Paris. Courtesy David Zwirner
Studio Conversations : Mamma Andersson, Jean Claracq, Marcel Dzama, Suzan Frecon, Nino Kapanadze, Christine Safa
Favoriser des rencontres et des échanges entre artistes, que ce soit en vue d’une exposition ou sans but déclaré, est une part importante de l’activité de commissaire-critique. Anaël Pigeat [editor-at-large de notre mensuel] a voulu mettre en avant l’acte de conversation et faire se rencontrer, deux à deux, trois artistes représentés par la galerie Zwirner, et trois jeunes talents de la scène parisienne, admirateurs des premiers. Dans ce projet, le recueil des entretiens modérés par la commissaire, qui se substitue au communiqué de presse, compte autant que l’exposition proprement dite. C’est l’occasion de réfléchir à la notion d’influence, dont l’effet est souvent plus subtil et détourné qu’on ne l’entend généralement. C’est autour d’histoires de couleurs et de techniques, mais aussi de références historiques que Christine Safa converse avec Suzanne Frecon, alors que Nino Kapanadze, d’origine géorgienne, a l’occasion de parler avec Mamma Andersson de son intérêt pour Niko Pirosmani. Entre Jean Claracq et Marcel Dzama, les affinités sont manifestes, et l’établissement actuel du premier à New York a permis de pousser plus loin l’échange, concrétisé en particulier par un dessin exécuté à deux. D’autres conversations s’ébauchent à travers l’accrochage : tel paysage de Safa rejoint le romantisme d’un paysage nocturne d’Andersson, et, dans la petite salle de la galerie, un tableau avec masque vient à jouer avec un dessin de Marcel Dzama nourri de références carnavalesques. Les œuvres de Susan Frecon, résolument abstraites, se trouvent moins isolées que l’on pourrait s’y attendre. L’artiste a elle-même un jour nommé ses formes « lunettes », terme architectural mais qui appelle aussi la lune et ses variations. Dans chacune des deux salles, ses tableaux ont un pouvoir organisateur et un rayonnement qui marque toutes les œuvres en présence.
Du 1er avril au 24 mai 2025, David Zwirner, 108, rue Vieille-du-Temple, 75003 Paris

Vue de l’exposition « Adrien Fregosi : À un passant » chez Sultana, Paris. Courtesy Sultana. Photo : Laurent Edeline
Adrien Fregosi : À un passant
Adrien Fregosi, disparu l’année dernière après une très longue maladie, n’avait pas fait qu’adapter les manières du street art et de la culture fanzine aux espaces des centres d’art et des galeries. Il avait développé une manière très particulière de peindre à la bombe sur papier ou, plus rarement, sur toile. Ce choix de rester fidèle à la bombe tout en regardant vers la peinture a certainement un caractère politique et la fine bordure de toile de jean avec laquelle il doublait ses encadrements est comme la marque ironique d’une street legitimacy. On ne sait pas de quoi sont faites les créatures d’Adrien Fregosi, ultra-simplifiées en aplats de couleurs ou en masses nuageuses, résultats d’une multiplication de petites touches à l’aérosol. Les visages se résument à des points pour les yeux, parfois une bouche ou un nez, mais jamais tout ensemble. Les chiens sont mieux traités et, par contrecoup, pétris d’humanité. Dans cet univers tragicomique, la peinture à l’aérosol perd de sa vitesse et de son immédiateté pour fabriquer un équivalent de la matière picturale. Dans l’un des tableaux, par exemple, apparaît une silhouette de yéti dégoulinante sur fond de mauve et de vert, avec en haut un jaune incandescent. Alors que toute velléité figurative semble s’effacer devant l’énergie et la densité des couleurs projetées sur la feuille, deux lèvres rouges au pastel gras fixent insolemment un visage sur cette masse de blanc.
Du 26 avril au 7 juin 2025, Sultana, 75, rue Beaubourg, 75003 Paris