Jonathan Crary publiait en 2013, aux éditions de La Découverte, un essai brillant en forme de pas de côté : 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil. Professeur d’histoire de l’art et d’esthétique à la Columbia University (New York), il délaissait le cœur de sa discipline pour s’intéresser aux effets du capitalisme sur nos nuits et à la transformation du citoyen en consommateur. Mêlant références philosophiques (Maurice Blanchot, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Emmanuel Lévinas, Karl Marx, etc.) aux études d’œuvres et de films signés William Blake, Jean-Luc Godard ou Chris Marker, il livrait une analyse perspicace en même temps qu’un plaidoyer en faveur du sommeil et de l’espace de liberté qu’il représente.
Comment résister ?
Avec L’Écorchement du monde, qu’il qualifie de « pamphlet social », Jonathan Crary poursuit sa critique du néolibéralisme. Dans des pages qui, après le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, résonnent singulièrement, il dénonce avec vigueur l’administration totale de nos existences par les milliardaires de la tech et ses conséquences toxiques sur la santé mentale, l’environnement, la démocratie et l’épaisseur de la vie même : « Internet est devenu indissociable d’un capitalisme 24/7 à la portée gigantesque, incalculable, qui se distingue à l’échelle mondiale par sa frénésie d’accumulation, d’extraction, de circulation, de production, de transport et de construction. » Jonathan Crary en appelle au « déploiement de stratégies de résistance réalistes » pour se libérer de l’emprise numérique et préserver la planète : « Développement de la production et de la distribution alimentaire locale, généralisation de l’accès au soin et aux services paramédicaux, protection des ressources en eau potable, refonte équitable de notre parc de logement. »
Spécialiste des liens entre vision, visibilité et pouvoir social dans la culture visuelle du XIXe siècle, Jonathan Crary se montre particulièrement convaincant dans les pages qu’il consacre à la perception de la jeunesse et de la vieillesse par les néolibéraux et les géants du Web comme autant d’obstacles à leurs pleins pouvoirs. Aussi ceux-ci ont-ils pour objectif de « tuer dans l’œuf [l’]aspiration au renouveau » des jeunes – en confisquant leur temps et en dépersonnalisant leurs liens par le biais des applications et des réseaux – et de s’attaquer au « “problème” du vieillissement » – en investissant dans la quête d’une longévité à monétiser. Enfin, l’essayiste souligne les effets délétères de l’usage massif par les GAFAM de la biométrie et de l’oculométrie (mesure du parcours visuel sur un écran) pour optimiser et standardiser les émotions et le regard. Auxquels il oppose « le flou et l’obscurité » comme éléments fondamentaux de l’expérience visuelle, défendus par de nombreux artistes, poètes ou penseurs.
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Jonathan Crary, L’Écorchement du monde. Pour en finir avec l’ère numérique : vers un monde postcapitaliste, Dijon, Les presses du réel, 2025, 184 pages, 26 euros.