Les pourparlers qui ont eu lieu à Riyad le 18 février 2025 entre le président américain Donald Trump et le président russe Vladimir Poutine ont appelé à une « normalisation » économique entre les deux nations. S’ils parvenaient à une levée des sanctions américaines contre la Russie, ils pourraient bouleverser l’ordre mondial mais également le marché de l’art.
Bien que Donald Trump ait maintenu les sanctions contre la Russie le 28 février, deux semaines auparavant, le 5 février, Pam Bondi, ancienne procureure générale de Floride nommée à la tête du ministère américain de la Justice, a annoncé la suppression de la Task Force KleptoCapture, créée sous l’administration Biden pour punir la Russie après son invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022. Cette unité visait les oligarques russes et les personnes qui leur sont liées dans le but de confisquer des biens pour venir en aide à l’Ukraine. Dans une autre volte-face inattendue de la politique américaine, Donald Trump a récemment publiquement accusé le président ukrainien Volodymyr Zelensky d’avoir déclenché la guerre.
« Élimination des cartels »
« La Task Force KleptoCapture, l’équipe cleptocratie du ministère et l’initiative Kleptocracy Asset Recovery doivent être dissoutes, a écrit Pam Bondi dans un mémorandum publié le 5 février. Les avocats affectés à ces initiatives retourneront à leurs postes antérieurs, et les ressources actuellement consacrées à ces efforts seront affectées à l’élimination totale des cartels et des TCO [les organisations criminelles transnationales que l’administration Trump accuse d’inonder les États-Unis de fentanyl]. »
L’annonce de Pam Bondi intervient alors que l’administration Trump est accusée de mettre en place sa propre cleptocratie. Le Département de l’efficacité gouvernementale (DOGE), créé par Elon Musk, l’homme le plus riche du monde, a passé au crible la bureaucratie fédérale, affirmant avoir identifié un gaspillage flagrant de l’argent des contribuables.
Andrew C. Adams, aujourd’hui associé du cabinet d’avocats Steptoe, qui a participé à la création du groupe de travail et y a contribué jusqu’en 2023, a décrit à The Art Newspaper les raisons pour lesquelles la suppression de la Task Force KleptoCapture pourrait avoir un impact sur le marché de l’art.
« Le travail de la task force a été mené en étroite coordination avec les bureaux des procureurs américains dans tout le pays, et souvent directement par leur intermédiaire. La dissolution de la task force, outil créé pour structurer et assurer le suivi d’affaires impliquant une violation des sanctions et des contrôles à l’exportation liés à l’agression de la Russie, n’équivaut absolument pas à la fin de ces enquêtes, précise Andrew C. Adams dans un courriel. À moins que les sanctions elles-mêmes ne soient annulées, il est peu probable que le marché de l’art ressente un changement dans l’application de la loi dans les bureaux clés qui se concentrent sur ce secteur de l’économie. »
Adams a travaillé sur une affaire de confiscation civile contre Viktor Vekselberg, un milliardaire russe connu pour avoir acquis la collection d’œufs Fabergé de l’éditeur américain Malcolm Forbes, qui se trouve aujourd’hui dans un palais musée à Saint-Pétersbourg ouvert par une fondation associée à Vekselberg. Il a été la cible de lourdes sanctions de la part du département du Trésor américain immédiatement après l’invasion de l’Ukraine, dans le but de frapper le réseau autour de Poutine et du Kremlin. Vladimir Voronchenko, le directeur de la fondation, a également été inculpé, mais il s’est enfui en Russie lorsque l’affaire a été lancée.
Le yacht saisi n’a pas encore été vendu
En février 2025, le Tango, un yacht de près de 80 mètres de long et d’une valeur de 90 millions de dollars appartenant à Vekselberg, saisi à Palma de Majorque en 2022 dans le cadre de l’opération KleptoCapture, n’a toujours pas été vendu au profit de l’Ukraine. Son entretien a coûté 32 millions de dollars aux contribuables américains, selon le site Luxurylaunches.com.
« Il doit y avoir repentance et réparation pour les crimes commis contre le peuple ukrainien, les infrastructures civiles et les institutions culturelles, plaide Irina Tarsis, historienne de l’art et avocate, fondatrice du Center for Art Law, basé à New York et à Zurich. Le pire scénario serait de permettre à ceux qui ont encouragé et financé cette guerre, et qui en ont tiré profit, de s’en sortir sans que leurs collections d’art et leurs richesses ne soient touchées. Il ne peut y avoir de levée incontrôlée des sanctions à l’encontre des personnes qui ont permis l’agression russe. »
Les maisons de vente aux enchères et les « marchands et foires de premier plan » sont à même d’éviter de « manipuler des avoirs gelés ou de s’engager dans des activités suspectes » et « peuvent s’autosurveiller et le feront », dit-elle. Le centre assure également le suivi et la compilation des réglementations en matière de lutte contre le blanchiment d’argent (AML).
« Christie’s dispose d’un programme mondial de lutte contre le blanchiment d’argent et de respect des sanctions, qui comprend des vérifications préalables et des contrôles de sélection des clients, a affirmé un porte-parole de Christie’s à The Art Newspaper. Nous restons déterminés à respecter toutes les lois relatives à la lutte contre le blanchiment d’argent et aux sanctions, et nous surveillons de près les listes de sanctions. » Sotheby’s, Phillips et Bonham’s se sont refusés à tout commentaire.
Madison Leeson, chercheuse postdoctorale basée à Gênes, travaillant au Centre for Cultural Heritage Technology de l’Institut italien de technologie et spécialisée dans le trafic, explique qu’elle a étudié la structure du réseau social russe lié au Kremlin ainsi que le rôle des collectionneurs d’œuvres d’art et d’antiquités. « Bien que nous ne puissions rien prédire avec certitude, la réorganisation des initiatives américaines de lutte contre la corruption, y compris la dissolution du groupe de travail KleptoCapture, pourrait avoir de vastes répercussions sur le commerce illicite de l’art, prévient-elle. De nombreux biens de grande valeur, y compris les œuvres d’art, transitent souvent par des réseaux d’intermédiaires, des sociétés écrans et des juridictions offshore, ce qui rend les actions en faveur de l’application de la loi tributaires d’enquêtes coordonnées entre plusieurs agences. »
« Avec la réorientation des priorités en matière d’application de la loi, nous avons constaté une certaine inquiétude quant à la possibilité pour ces réseaux de profiter d’une surveillance réduite pour faire circuler plus librement des biens culturels illicites, poursuit-elle. Cela compliquerait les efforts déployés pour retracer la provenance, appliquer les sanctions et empêcher le blanchiment d’argent par le biais du marché de l’art. Il serait important de renforcer la coopération internationale pour relever ces défis et combler le vide laissé par KleptoCapture en matière d’enquête, d’autant plus que les réseaux illicites agissent souvent sous plusieurs juridictions. »
« L’UE présente des faiblesses institutionnelles dues au fait que l’application des sanctions reste de la compétence des États membres, avec des niveaux de capacité et d’action très différents au sein de l’UE », explique Anton Moiseienko, maître de conférences en droit à l’Australian National University de Canberra et expert en matière de sanctions. Il précise toutefois qu’il n’interpréterait pas ce changement de politique comme « le signe que tout devient permis au sein du monde de l’art, la responsabilité pénale pour les violations des sanctions y étant toujours en cours ». En conclusion, il ajoute que « la question de savoir si nous continuerons à voir un effort d’investigation proactif pour traquer les œuvres d’art, les yachts ou autres biens de grande valeur appartenant à des oligarques reste ouverte ».