Lunettes turquoise, veste à fleurs et large sourire... Yannick Lintz a toujours quelque peu détonné dans le paysage un peu strict des conservateurs de musée. Mais ne nous y trompons pas, derrière cette fantaisie apparente se dissimule une travailleuse acharnée, ce que confirme son itinéraire personnel et son cursus universitaire. Née en 1964 dans la petite ville d’Haguenau, en Alsace, l’adolescente ne découvre véritablement l’art qu’à l’âge de 16 ans, lors d’une visite scolaire au Kunstmuseum de Bâle. Or, si les toiles de Paul Klee la laissèrent indifférente, Le Christ mort de Hans Holbein (1521) fut son premier choc. Mais, sa passion aiguë pour la transmission et la pédagogie décidera de sa vocation : elle débutera en tant que professeure de lettres classiques, avant d’embrasser une carrière muséale.
« Vivant en Alsace, à la frontière du Rhin, j’ai toujours été fascinée par ce qui se passait de l’autre côté. Lors de ma spécialité en histoire grecque, j’ai très vite souhaité découvrir “l’autre, l’ennemi”. Pour mon sujet de thèse, je me suis donc placée “à l’envers du miroir” et j’ai travaillé sur l’Iran perse achéménide. Depuis, je n’ai plus jamais quitté l’Orient », résume avec modestie celle qui a dirigé de 2013 à 2022 le département des Arts de l’Islam du musée du Louvre, à Paris, avant d’être nommée présidente du musée national des Arts asiatiques – Guimet, le 1er novembre 2022, succédant à Sophie Makariou.
UNE NOUVELLE AVENTURE COLLECTIVE
Du Moyen-Orient aux confins de l’Inde, en passant par l’Asie centrale et l’Afghanistan, le champ de recherche et de compétence était déjà vaste, mais Yannick Lintz doit désormais se frotter à d’autres cultures, à d’autres langues et spiritualités. « Je découvre ici un nouvel Orient. Mon luxe suprême au musée Guimet est de ne pas faire semblant de connaître », glisse ainsi, avec une pointe d’humour, Yannick Lintz revenant de deux voyages au Cambodge effectués en compagnie de Pierre Baptiste, le très érudit conservateur en chef chargé des arts de l’Asie du Sud-Est, qui l’a, selon ses propres mots, « initiée en accéléré à la culture et à la langue khmères ».
Mais loin de vouloir s’improviser en spécialiste d’art asiatique, Yannick Lintz aime à souligner sa nouvelle fonction de présidente. Celle qui a dit « avoir adoré être commissaire d’exposition » (dont, pour ne citer que celles du Louvre, « Le Maroc médiéval » en 2014- 2015, et « Splendeurs des oasis d’Ouzbékistan » qui a fermé ses portes en mars 2023) préfère désormais assumer pleinement son rôle de « cheffe d’orchestre ».
« Ce qui m’importe avant tout, c’est d’organiser cette nouvelle aventure collective, de mettre sur pied mon projet muséal en accord avec la vision politique du moment. Certes, le musée Guimet est une institution au rayonnement national et international ; il attire incontestablement les amateurs d’art en général, les cercles d’érudits, les grands collectionneurs d’art asiatique qui se déplacent spécifiquement pour y admirer ses collections de porcelaines, de statuaire bouddhique... Il faut bien évidemment que le musée continue de s’adresser à cette catégorie de personnes. Mais mon souhait le plus cher est d’élargir considérablement le public. Qu’ils viennent des banlieues, de Hongkong, du Japon ou des États-Unis, les jeunes partagent la même pop culture, lisent les mêmes mangas. Il ne faut pas, selon moi, avoir peur de démocratiser le musée, de le “désintellectualiser” », martèle ainsi avec enthousiasme Yannick Lintz ; elle a été conseillère de Jack Lang pour l’éducation artistique et a conduit avec succès, en 2021-2022, l’opération « Arts de l’Islam : un passé pour un présent » – soit dix-huit expositions simultanées d’art islamique organisées dans dix-huit villes de France –, destinée à combattre les préjugés et montrer combien cette civilisation fut porteuse d’ouverture et de rayonnement artistique et spirituel...
« UNE PORTE D’ENTRÉE VERS L’ASIE »
C’est précisément pour sortir de cet « élitisme muséal » que la nouvelle présidente entend développer la médiation culturelle et le spectacle vivant. « Le musée ne doit pas être juste un lieu d’étude, il doit aussi être un lieu de respiration, de plaisir et de convivialité. Je souhaite ainsi revaloriser l’outil auditorium en nommant un responsable de la programmation. Il faut que le musée Guimet devienne la plateforme de diffusion du cinéma asiatique, mais également un espace où l’on débat de littérature, où l’on accueille des spectacles de danse, de théâtre. De même, il faut renouveler en profondeur la notion d’ateliers artistiques, créer pour les enfants et les adolescents des parcours spécifiques au sein des collections », plaide avec ferveur l’ancienne professeure.
Selon les vœux de sa présidente, le musée Guimet doit devenir « une porte d’entrée vers l’Asie », n’excluant aucun public, qu’il soit érudit ou néophyte, d’origine européenne ou asiatique, jeune ou plus vieux... « Contrairement au Louvre qui accueille jusqu’à 30 000 personnes par jour, on est ici dans un musée à dimension humaine. On peut ainsi éviter les écueils du tourisme de masse, s’impliquer davantage encore dans le dialogue avec le public. Nous élaborons à cet effet un plan de formation destiné aux agents d’accueil afin qu’ils répondent au mieux aux attentes et aux questions des visiteurs, telles celles concernant l’origine des collections. De même, nous allons identifier les langues étrangères parlées par le personnel dans le but de faciliter les échanges avec le public », souligne-t-elle.
Désenclaver le musée Guimet de son 16e arrondissement, en l’ouvrant à de nouveaux publics et à d’autres sujets, constitue dès lors le grand axe des projets de Yannick Lintz, qui souhaite multiplier des partenariats féconds avec différentes institutions muséales. Parmi les sujets d’exposition déjà programmés, l’on attend ainsi avec impatience l’exposition « Soulages et l’Asie », conçue en partenariat avec le musée Soulages de Rodez (Aveyron) et qui devrait voir le jour fin 2024. La même année, le musée Guimet célébrera les 60 ans de relations diplomatiques entre la France et la Chine à travers une série de manifestations, dont une exposition consacrée au peintre français d’origine chinoise T’ang Haywen (1927-1991), qui vécut et travailla à Paris. Soit une façon de montrer combien la capitale française exerça une fascination profonde sur les artistes chinois qui s’y installèrent pour développer une œuvre personnelle, tels Zao Wou-Ki (1920-2013) ou Chu Teh-Chun (1920-2014)...
Et à ceux qui s’inquiètent de voir disparaître de la programmation les cartes blanches offertes aux artistes contemporains, Yannick Lintz répond préférer « raconter une histoire de l’art contemporain en Asie à travers de grandes expositions confiées à des commissaires ». De même, la politique des acquisitions ira dans ce sens et soulignera les liens étroits tissés entre les artistes asiatiques et la France. On l’aura compris, Yannick Lintz entend bel et bien faire souffler un vent nouveau sur la vénérable institution de la place d’Iéna.