Le mobilier et les objets d’art du XVIIIe siècle, si tant est qu’ils soient
de la meilleure eau et auréolés des plus prestigieuses provenances, ont
de nouveau le vent en poupe. Après la dispersion, chez Christie’s, de la
collection d’Hubert de Givenchy [lire The Art Newspaper Édition
française de juin 2022], Sotheby’s met en vente, à Paris, l’ensemble
colossal assemblé par la famille qatarie Al Thani : 1134 lots pour une
estimation totale de 40 à 60 millions d’euros, assortis d’un énorme
catalogue. Pour Mario Tavella, président de Sotheby’s, il s’agit de « la
plus importante collection d’arts décoratifs classiques jamais offerte
sur le marché français ». Et même mondial. Pour autant, difficile selon
lui de la comparer avec la vente Givenchy : « Elle contenait de l’art
moderne, entre autres une sculpture d’Alberto Giacometti, qui a obtenu
de très gros montants », confie-t-il.
Un parallèle pourrait être établi avec la vente de la collection Rothschild du château de Mentmore (Grande-Bretagne), chez Sotheby’s en 1977, ou celle de Lily et Edmond J. Safra, en additionnant les ventes de 2005 (48 millions de dollars) et 2011 (45 millions de dollars), à New York, « mais il n’y avait pas une telle quantité d’arts décoratifs français », souligne Mario Tavella.

Bureau de pente en marqueterie d’époque Louis XIV, par André-Charles Boulle, modifié dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, est. 300000- 500000 euros. © Sotheby’s
C’est précisément pour meubler l’hôtel Lambert, sur l’île Saint-Louis,
chef-d’œuvre du XVIIe siècle bâti par Louis Le Vau, premier architecte de Versailles, et considéré comme l’un des plus beaux hôtels particuliers de Paris, que la famille Al Thani avait entrepris de réunir cet incroyable ensemble, sous la houlette du fils, Hamad, passionné et esthète. Pour ses achats, ce dernier passait souvent par le décorateur Alberto Pinto, chargé de réaménager le lieu à grands frais. Cette famille, l’une des plus riches du Golfe, avait racheté en 2007, pour 60 millions d’euros, la demeure, qui appartenait aux Rothschild. Une succession peu banale… La volonté du prince Abdullah bin Khalifa Al Thani d’y installer un garage et un ascenseur avait alors suscité une levée de boucliers des défenseurs du patrimoine. La propriété vient d’être revendue pour 200 millions d’euros à l’entrepreneur Xavier Niel. Mais les Al Thani avaient dû dépenser
120 millions d’euros en travaux après un incendie, sans compter les
aménagements initiaux…
C’est donc, au sein de ces murs historiques, le fameux « goût Rothschild » que Hamad Al Thani s’est attelé à faire revivre. À ceci près que l’on n’y trouvera pas de pièces du XIXe siècle, hormis quelques copies de meubles achetées faute d’avoir pu obtenir les originaux.
« C’était un défi de meubler ce magnifique écrin vide, un projet d’une rare ampleur », souligne Alexis Kugel, dont la galerie a vendu un grand nombre de pièces aux Al Thani et qui voit en Hamad « une personnalité tout à fait hors du commun ».
UNE COLLECTION JEUNE MAIS COHÉRENTE
La vente du soir du 11 octobre 2022 offrira quatre-vingt-cinq lots de
mobilier, d’orfèvrerie et quelques tableaux – la peinture n’était pas la
préoccupation première pour décorer l’hôtel Lambert. L’ensemble
atteste d’un goût certain pour les créations les plus luxueuses de leur
temps, dont de nombreux meubles Boulle. Rien à voir avec le goût
d’un Givenchy, plus sobre, épris de Louis XVI. En témoignent, entre
autres, une paire de piédestaux en marqueterie d’André-Charles
Boulle, livrée au Grand Dauphin à Versailles (estimée de 500000 à
1 million d’euros), une commode Louis XIV attribuée à BVRB (estimée entre 1 et 1,5 million d’euros), une incroyable console en marqueterie Boulle combinant des essences de bois précieux, l’étain, le laiton
et le cuivre (estimée de 700000 à 1 million d’euros), ou un étonnant
bureau de pente, de Boulle encore, modifié vers 1785 et dont l’abattant
est richement garni de reliefs en bronze doré sur le thème d’Apollon
(évalué 300000-500000 euros). Les objets ne sont pas en reste,
à l’instar d’une bonbonnière de Johann Christian Neuber ornée de 101 pierres, créée à Dresde au XVIIIe siècle (estimée 180 000 à 250000 euros). Dans le droit fil des cabinets de curiosités des Rothschild (d’ailleurs repris par le couple Pierre Bergé-Yves Saint Laurent), l’on trouve de superbes spécimens de plats en émail de Limoges, dont un sur le Jugement de Moïse qui appartenait à Yves Saint Laurent (estimé 200000-300000 euros). En outre, selon le spécialiste de Sotheby’s Brice Foisil, c’est la première fois que l’on verra sur le marché autant de vases montés à la technique éblouissante – une trentaine –, « dont cinq ou six pièces extraordinaires provenant peut-être du même atelier », s’enthousiasme-t-il en pointant la répétition d’un motif de grecques… Une paire d’un autre modèle de Sèvres chinoisant, orné d’incroyables dragons sculptés, devrait atteindre 300 000 à 500 000 euros. Des bijoux, des tapisseries, des sièges, des candélabres… à faire tourner la tête. C’est comme si, en une quinzaine d’années, Hamad Al Thani avait capté le meilleur de ce qui passait sur le marché, lequel peut lui être reconnaissant ! Car le bémol de cette collection née au XXIe siècle est sa relative jeunesse, beaucoup de pièces ayant été acquises vers 2007, lors de l’achat de la prestigieuse demeure parisienne. Cependant, certaines d’entre elles ont été peu, voire jamais vues sur le marché. Telle une paire de marquises Louis XVI de Jean-Baptiste Tilliard pour le château de Bellevue – « parmi les sièges les plus importants de cette époque », précise le spécialiste Louis-Xavier Joseph –, absente du marché depuis presque un demi-siècle (est. de 800 000 à 1,2 million d’euros). Les Al Thani ont par ailleurs été très sensibles aux provenances, souvent exceptionnelles, allant de la marquise de Pompadour à Hubert de Givenchy. Enfin, les estimations, « très correctes », ne se basent pas sur le prix d’achat, assure Mario Tavella. Un point de vue partagé par Alexis Kugel, qui a notamment vendu au prince émirati une superbe paire de vases en porphyre.
Qui seront les enchérisseurs ? « Pour ces ventes remarquables, on
voit apparaître des collectionneurs qui ne se manifestent pas à d’autres
moments et qui viennent accompagnés de leur décorateur », note Brice
Foisil. Avec une autre partie de la collection Al Thani actuellement exposée en majesté à l’hôtel de la Marine, la visibilité de la famille qatarie à Paris est en tout cas à son sommet. Dans les spécialités comme les arts décoratifs anciens, il y a parfois plus de surprises sur le marché qu’avec l’art contemporain et ses garanties. La vente le dira.
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« Hôtel Lambert, une collection princière », cinq ventes physiques du
11 au 14 octobre et une vente en ligne du 5 au 17 octobre 2022, Sotheby’s, 76, rue du Faubourg-Saint-Honoré, 75008 Paris.