Travaillant la question du réel à partir d’images filmées, d’archives et de textes, Eric Baudelaire produit souvent des œuvres qui brouillent la notion d’auteur, à travers des dispositifs confrontant le spectateur à la limite entre fiction et documentaire. Ce faisant, il dessine en pointillé les contours d’une géopolitique des opprimés en attirant l’attention sur des détails, comme dans la série de photographie Of Signs & Senses (2009), qui reproduit mécaniquement les gestes de la censure sur des magazines et publications japonais, jugés obscènes par les autorités nippones. Son film Also Known as Jihadi, entamé après les attentats du Bataclan, à Paris, en 2015, suit la trajectoire d’un jeune Français jihadiste, arrêté par les policiers en Syrie, puis rapatrié en France. D’une simplicité accablante, le montage alterne paysages de banlieues parisiennes, d’Egypte, de Turquie et compte rendu du procès-verbal de l’inculpé. Le procédé est emprunté au cinéaste avant-gardiste japonais Masao Adachi, fondateur de la «théorie du paysage» qui, dans son film A.K.A. Serial Killer (1969), dresse le portrait en creux de Norio Nagayama, un tueur en série de 19 ans.
Un film avec, sur et par des enfants
Sans être exactement la suite logique de cet essai, le projet présenté au Centre Pompidou a été réalisé en parallèle de ce dernier et s’enracine dans une même problématique : comment les mécanismes de la reproduction d’habitus et de normes sociales peuvent-ils s’illustrer et se perpétuer dans l’environnement urbain? Prenant pour sujet des élèves du collège Dora Maar, à Saint-Denis, Un film dramatique met en scène le quotidien d’une poignée de jeunes que l’artiste a suivis durant quatre années, en les interrogeant sur ce que signifie faire un film. En décidant d’adopter la posture du maître ignorant définie par le philosophe Jacques Rancière, Eric Baudelaire n’apporte aucune réponse, mais questionne et accueille les éléments de langage balbutiant qui constituent les prémices d’un discours et de revendications égalitaristes.
Présenté dans l’exposition au sein d’une vraie salle de cinéma, ce long métrage d’une durée de 1h54 est la réponse circonstanciée qu’offre Eric Baudelaire à la série télévisée réalisée par Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville, France/Tour/Détour/Deux enfants, produite en 1977. «Ralentir, c’est décomposer», dit une voix off en préambule du premier épisode, alors qu’une petite fille filmée au ralenti retire ses habits avant d’aller au lit. Comme en écho à cette caméra qui cherche à capturer et analyser le mouvement, le titre de l’exposition d’Eric Baudelaire, «Tu peux prendre ton temps», insiste sur la notion de rythme en imposant une cadence volontairement lente au spectateur.
Il était grand temps de donner la parole à ces enfants, faiseurs du film à part entière, devant et derrière la caméra. Citoyen(ne)s de demain, ils nous aident à regarder Paris à travers leurs yeux, depuis la banlieue qui semble si lointaine et pourtant si proche à la fois. C’est là où ce geste simple, qui consiste à planter un drapeau en haut de la tour Pleyel, à Saint-Denis, prend tout son sens. Une manière d’inverser le regard et de susciter l’attention sur ce qui constitue non pas «la périphérie», mais bien un autre centre.