Caresser l’objet, le sentir, lui parler… Lucas Ratton utilise tout le registre de la rencontre amoureuse pour décrire sa découverte d’un masque Baoulé ou son attirance pour un reliquaire Kota. La métaphore ne s’arrête pas là puisqu’il confie « vivre avec ces objets et ne pas pouvoir s’en passer. Ils ont une énergie et m’apportent quelque chose de très fort. » Devant Noire et blanche, la photographie réalisée par Man Ray chez son grand-oncle, Charles Ratton, ce passionné – et le mot est faible – évoque avec une sensibilité peu commune la vision de la beauté dans les tribus africaines.
« L’école des Puces »
Son bac en poche, le fils de Philippe Ratton, galeriste bien connu de la rue Bonaparte, à Paris, ne choisit pourtant pas la facilité. Comme son père avant lui, il décide de suivre le cursus de « l’école des Puces », « un bac Saint-Ouen plus six dont je suis très fier ». Sans que ses parents ne posent aucun obstacle, il avait annoncé à la conseillère d’orientation qui l’avait reçu à la fin de sa terminale : « Je sais ce que je ne veux pas faire, mais je ne sais pas encore ce que je veux faire. » S’il s’est accordé le temps de la réflexion, c’était en partie pour mesurer sa sensibilité aux œuvres qui l’avaient toujours environné dans l’appartement familial. Aux Puces, où il débarque un peu par hasard un samedi avec un ami, il se retrouve tout de suite projeté dans l’univers féerique des antiquaires, prenant un plaisir fou à écouter leurs récits et, surtout, leur façon d’approcher un objet. Avec la volonté d’être indépendant comme fer de lance, ce jeune homme plein d’aplomb décide d’investir le maigre pécule réuni grâce à ses petits boulots. « À partir de l’âge de 14 ans, pendant les grandes vacances, je nettoyais des bateaux dans le sud de la France au lieu d’aller à la plage. Comme je suis incapable de ne rien faire, j’ai aussi travaillé un peu dans la sécurité en attendant d’ouvrir mon stand aux Puces. J’avais donc de quoi payer les menus travaux du local et deux mois de loyer. » Dire qu’il était motivé est une jolie litote. Pendant deux mois, il va frapper à la porte d’une vingtaine de marchands et de collectionneurs pour les convaincre de lui confier des œuvres – et prend soin de ne pas se servir dans les réserves paternelles. Philippe Ratton a uniquement été sollicité pour son carnet d’adresses. Le jour J, un vendredi de février 2007, vingt personnes attendent devant la grille de la boutique du marché Vernaison. « C’était totalement fou. En deux heures, j’ai vendu six objets et, au bout du deuxième week-end, je pouvais payer six mois de loyer. Le bouche-à-oreille avait fonctionné : beaucoup savaient que j’avais fouillé les caves de grands amateurs pour dénicher des œuvres qui n’étaient pas réapparues depuis des décennies. »

Lucas Ratton © Oleg Covlan
Une relation Passionnelle avec le collectionneur
Lucas Ratton relate avec sobriété la « grande leçon de détachement » que fut pour lui la vente par son père de sa collection de cimiers Tyiwara. La glace se brise soudain : il explique que le petit garçon qu’il était alors pleura beaucoup lorsqu’il comprit qu’il ne jouerait plus jamais dans la bibliothèque paternelle avec les petites gazelles du Mali, « un traumatisme dont je ne me suis jamais remis ». Preuve que ce gros chagrin d’enfant a été une leçon, il reproduit la démarche de son père en conservant chez lui des ensembles qu’il réunit année après année avant de les présenter dans sa galerie. « Il faut être soit un bon marchand et un collectionneur modeste, soit un grand collectionneur et un marchand modeste. On ne peut réussir dans ce métier qu’à condition d’accepter d’être le cordonnier le plus mal chaussé. Je suis incapable de résister à un collectionneur ou un marchand qui me demanderait ce que j’ai de nouveau ou de vraiment spécial à lui montrer… et à lui vendre. Il est pourtant indispensable de savoir attendre le moment juste. »Dès qu’il ouvre son stand aux Puces, Lucas Ratton caresse le rêve d’être un jour présent à la Tefaf : il garde jalousement à l’abri des regards le « petit trésor » assemblé peu à peu, espérant pouvoir le montrer dans ce prestigieux Salon d’art et d’antiquités de Maastricht. En 2013, tandis que le musée du quai Branly consacre une grande exposition à Charles Ratton, Lucas est sélectionné pour participer au Showcase de la Tefaf (l’espace dédié aux jeunes galeries). Il a alors 26 ans et décide de frapper fort en confiant à René Bouchara la scénographie de son stand de 10m2. Tout son « petit trésor » – hasard ou non, il y a d’ailleurs un cimier Tyiwara du Mali – trouve preneur en trois jours. Lucas Ratton s’est fait un prénom et peut désormais se mesurer aux « grands » de la rive gauche : Bernard Dulon, Alain de Monbrison ou Philippe Ratton. Il investit alors une première adresse, au 29, rue de Seine, où il peut enfin créer des relations directes avec les clients et ne plus pâtir du palier des 10 000 euros au-delà duquel les acheteurs des Puces ne se risquent pas. L’un de ses premiers clients s’appelle Pierre Bergé. Là encore, étrange coïncidence puisque lorsqu’il était jeune, son père l’intriguait beaucoup en lui parlant de sa relation très spéciale avec quelques clients passionnés, tels Pierre Bergé et Yves Saint Laurent.
Le cadeau du guérisseur
Il est frappant de voir le visage de ce jeune homme d’un naturel si réservé s’illuminer dès qu’il évoque l’« excitation » d’une découverte, les « sensations fortes » qui rythment son existence et son parcours de marchand. Juste avant de passer du 29 au 33, rue de Seine, il reçoit une image relativement médiocre qui l’interpelle tant elle lui semble insolite : « Et si c’était vrai ? » Il se rend sans attendre chez le fils d’un médecin belge qui réalisa dans les années 1920 un certain nombre de missions médicales au Congo et qui sauva, au péril de sa vie, une tribu atteinte d’une maladie incurable. Pour montrer sa gratitude, le guérisseur du village lui avait offert son fétiche, qui n’avait malheureusement pas rempli son rôle. « Ému par ce geste magnifique, bouleversé par cet objet magique et unique qui ne ressemblait à rien de ce que je connaissais, un vrai chef-d’œuvre, je l’ai gardé pendant un an et demi dans une boîte à chaussures chez moi. J’avais même peur de le regarder tant j’étais impressionné. C’était un peu comme mon enfant caché. » Pour Lucas Ratton, cette « aventure » est emblématique d’une certaine histoire de l’art africain, fondée sur le respect mutuel et la déférence envers l’objet. Elle a le mérite d’apporter une vision nuancée du marché de l’art africain, celle qu’il entend prôner auprès de son public. Décidé, il affirme ne pas vouloir refaire ce qu’ont fait Charles Ratton, Maurice Ratton ou Philippe Ratton : « Ce serait de toute façon impossible. En sensibilisant à ces arts majeurs, ils ont eu une influence déterminante sur l’histoire de l’art. Je me considère plutôt comme un initiateur. Pour moi, l’art africain, c’est l’étape de confirmation d’une collection. Lorsqu’on a tout vu, tout acquis, on se trouve abasourdi face à une statue Fang, un reliquaire Kota ou une cuillère Dan à jambes. Les poser sur un meuble design ou devant un Basquiat produit une réaction extraordinaire. Je rêve d’ailleurs d’en faire profiter un jour un plus large auditoire, en montant une exposition où les peintures de Jean-Michel Basquiat dialogueraient avec des masques rituels. » À chacun de ses nouveaux collectionneurs, de jeunes amateurs d’art moderne et contemporain pour la plupart, il cite ce passage de Picasso, qui « dit tout » : « Mes plus grandes émotions artistiques, je les ai ressenties lorsque m’apparut soudain la sublime beauté des sculptures exécutées par les artistes anonymes de l’Afrique. Ces ouvrages d’un religieux, passionné et rigoureusement logique, sont ce que l’imagination humaine a produit de plus puissant et de plus beau. »