Quelle a été votre source d'inspiration pour ce nouveau projet au Palais d'Iéna ?
L'invitation initiale de Miu Miu stipulait que le projet devait comporter une dimension performative. Mon travail implique toujours la création et l'écriture, mais je n'avais jamais travaillé avec la physicalité des corps dans un contexte live auparavant. La performance étant quelque chose de très nouveau pour moi, cela s’est avéré être un véritable défi. Les textes que j’ai écrits par le passé ont toujours été présentés de manière beaucoup plus conventionnelle : des mots sur une page. Je n'avais jamais écrit en pensant à la vocalité, qu'il s'agisse d'un texte chanté ou d'un récit parlé ou joué. Écrire de cette manière - ce qui est devenu un livret qui englobe l'intégralité du spectacle de près de deux heures et demi - a représenté une façon de travailler très émouvante, très intense : entendre des chanteurs et des acteurs vocaliser ces mots d'une manière complètement nouvelle, le tout intégré dans une chorégraphie et dans la durée du livret lui-même. D'un côté, c’était une expérience nouvelle. De l’autre, cela m'a semblé très familier, car l'un des piliers physiques du projet, disons, est constitué de cinq sculptures et cinq vidéos qui forment une sorte de contrepoint narratif les unes avec les autres. Elles sont en quelque sorte en dialogue continu, intégrées dans le contexte plus large du livret. La voix, le langage, le matériau sont des constellations qui s'habitent et toutes sont liées les unes aux autres. Ainsi, le chant, la musique, les gestes, la durée de l'échange, chacun de ces différents paramètres de la performance, tous sont interdépendants.

Vue d'une vidéo de l'installation 30 Blizzards au Palais d'Iéna. Courtesy de l'artiste et Miu Miu
Comment avez-vous travaillé avec le metteur en scène Fabio Cherstich ? Et avec Beatrice Dillon, qui a composé une bande sonore spécifique ?
J'avais déjà imaginé le schéma des 30 personnages des 30 blizzards. Il y a donc 30 interprètes occupant différentes typologies issues d'archétypes narratifs classiques, tels que la mère, le boulanger ou, de manière plus contemporaine, le livreur, par exemple. Nous avons aussi des animaux : le chien, le renard, l'escargot… Puis il y a les conditions météorologiques, telles que le vent, la neige, la pluie. Et enfin, des aspects plus métaphysiques ou cosmiques, tels que l'espoir, le désir, la magie. Et bien sûr, des éléments plus architecturaux ou géographiques, territoriaux, comme la ville, la rue, le jardin, la gare… Chacun des personnages s'inscrit dans l'une de ces typologies. Lorsque j'ai rencontré Fabio, ces personnages avaient déjà été créés. Il y avait un cosmos, disons, et j'avais déjà écrit les cinq monologues pour les vidéos. À partir de ces derniers, j'ai commencé à construire la séquence plus large du livret de la performance. Puis, avec Fabio, nous avons écrit le scénario de la mise en scène des événements au sein du spectacle afin de développer les chansons que j'avais écrites et de créer une sorte de contexte narratif pour déterminer comment elles seraient interprétées, quel type de chorégraphie serait utilisé et où cela se passerait. Nous avons construit les repères narratifs, appelons-les ainsi, du spectacle. Puis j’ai donné le livret complet à Beatrice, qui est une amie et avec qui j'avais déjà travaillé, et nous avons longuement discuté de l'ambiance, du type de tonalité, de la palette sonore de chaque section particulière du livret. Elle a créé de manière très minutieuse une musique qui reflète et habite ces différentes parties de la performance et guide chaque séquence. Il s'agit donc d'un projet extrêmement collaboratif. Il est très important de souligner que la curiosité intellectuelle, les compétences, le plaisir et la douleur de nombreuses personnes ont véritablement façonné cette œuvre.

Vue d'une vidéo de l'installation 30 Blizzards au Palais d'Iéna. Courtesy de l'artiste et Miu Miu
La longue salle hypostyle du Palais d’Iéna présente une configuration qui n'est pas à proprement parler celle d'un « White Cube ». Comment avez-vous pensé la scénographie de cette ligne fixe reliant cinq plateformes sculpturales ? L’avez-vous conçue en écho à l'architecture en béton d'Auguste Perret, ou avez-vous dû, au contraire, composer avec cet environnement qui peut représenter une contrainte ?
Le bâtiment est à la fois incroyablement brutal, mais très beau et plein de clins d'œil à l'Art nouveau classique. Il possède une symbolique décorative sous-jacente que je trouve assez passionnante. Il apporte sa propre théâtralité naturelle. Mais bien sûr, oui, le caractère répétitif des colonnes signifie également qu'il a une configuration très spécifique. Ce qui m'intéresse le plus, c'est peut-être le fait qu'il possède des baies vitrées sur toute sa longueur, ce qui lui confère une qualité cinématographique, avec d'un côté le Paris urbain qui se dévoile, et de l'autre, la cour intérieure verdoyante et bucolique du Palais. Il possède donc ses propres échelles de temps et sa propre performativité, presque contradictoires. Or je pense que tout espace qui impose d’avancer selon une progression très linéaire pose la question de savoir comment le retour s'effectue. Cela renvoie à l'idée de cycle. Mais aussi, dans un sens plus conceptuel, à l'activité physique dans l'espace civique de la rue comme un ensemble de transcriptions, où chaque geste, chaque objet, chaque dialogue parlé offre en quelque sorte cette possibilité rythmique pour le théâtre. Visiter un zoo ou prendre le train s’apparente à ce genre de théâtre quotidien ou domestique fortuit. L'architecture du Palais d’Iéna inspire naturellement cette projection dans l'espace.

Vue de la performance 30 Blizzards d’Helen Marten au Palais d'Iéna. Courtesy de l'artiste et Miu Miu / t_Space Studio
Quelles réactions espérez-vous susciter chez le public à travers ces différentes vidéos et monologues, qui font chacun référence à un moment chronologique de la vie : l'enfance, la parentalité, la sexualité, l'intériorité, la perte ?
Peut-être la première chose importante à dire est-elle que même s'il existe ces cinq chronologies ou ces types d'expériences, il ne s'agit absolument pas de positions binaires. Ma compréhension de chacune d'entre elles est très perméable. La séquence sous-jacente des vidéos utilise effectivement les rôles d'enfant, de mère, de veuve, et ces monologues sont délibérément interprétés par des femmes. Mais il ne s'agit jamais de représentations littérales. La mère, par exemple, peut parler d'une atmosphère de soins, elle peut décrire en termes généraux le concept de son enfant, mais cet enfant est aussi délibérément quelque chose d'autre, l'autonomisation par le dialogue ou une relation de famille choisie. Donc, l'atmosphère de bienveillance ne fait jamais référence à quelque chose d'aussi explicite qu'une conception hétéronormative de la mère. Ou la veuve, par exemple, conserve un puissant avenir, allant à l’encontre de l’idée conventionnelle qu’elle est forcément une femme âgée, qu’elle incarne le chagrin ultime. Ou l'enfant est naïf, mais avec ce sentiment de rupture potentielle, de violence dans tout ce qui accompagne un sens naturel du jeu ou du hasard. Il fallait adopter un registre d'expression beaucoup plus pluriel pour tous ces personnages, et notre distribution reflète cela : nous avons des hommes cis, des femmes cis, des personnes non binaires, des personnes trans, des personnes de tous âges, des personnes aux parcours biographiques très divers. La performance reflète cette fluidité. Quant à savoir comment le public réagira, je l’ignore. Il n'y a pas d'interaction scénarisée délibérée, mais naturellement, lorsque des corps se rencontrent, il y a toujours un dialogue, nous verrons bien.

Vue de la performance 30 Blizzards d’Helen Marten au Palais d'Iéna. Courtesy de l'artiste et Miu Miu / t_Space Studio
Considérez-vous que cette nouvelle création s’inscrit dans la continuité de vos œuvres précédentes, ou ce projet représente-t-il une nouvelle étape dans votre carrière ?
Je pense que depuis de nombreuses années, j'ai toujours voulu travailler sur une pièce de théâtre. J'ai écrit des romans, des textes théoriques et des essais, mais jamais pour la voix ni pour le spectacle. C'est une proposition totalement différente que je trouve très excitante, comme si cela s'étendait vers l'extérieur pour esquisser ce qui devient alors un univers totalement moléculaire. La magie, le mythe et l'architecture sont tous réunis au même endroit. Le contexte classique de la visite d'une galerie ou d'un musée offre cette sédimentation de la mémoire, de l'histoire ou de l'imagination. Mais lorsque vous activez ces propositions à travers le prisme du théâtre ou de la performance, vous vous engagez d'une manière très différente, car vous interagissez avec l'échelle du temps, la patience et le plaisir. Je trouve très stimulant de traduire par l’écriture une énergie ou un espace sous forme de séquences.
« 30 Blizzards » d’Helen Marten, du 22 au 26 octobre, Palais d’Iéna, 75016 Paris.
