L’art contemporain s’enracine un peu plus à Chypre, grâce notamment à la foire VIMA, dont l’édition inaugurale a fermé ses portes le dimanche 18 mai à Limassol, l’une des principales villes côtières du pays. Pour le triumvirat à l’origine de ce lancement, Edgar Gadzhiev, Lara Kotreleva et Nadezhda Zinovskaya, c’est l’opportunité du lieu qui a guidé le choix. Cette semaine de mai a été choisie car il ne fait pas encore trop chaud dans l’île, mais aussi parce qu’elle coïncide avec une période allégée dans l’agenda des foires. D’anciens hangars à vin situés tout près de la zone portuaire et face à la mer ont été magnifiquement restaurés pour accueillir VIMA. Le contexte était propice. Pour Edgar Gadzhiev, « il existait un vide dans l’écosystème local pourtant riche en acheteurs, avec un afflux de nouveaux capitaux encouragés par des conditions favorables ; et enfin un riche écosystème, dont témoignent plusieurs artistes basés entre ici, Athènes ou Londres ».
L’environnement économique chypriote a en effet de quoi attirer de plus en plus d’entreprises, car elles n’y paient pas d’impôts sur les bénéfices, notamment des licornes ou des sociétés de jeux en ligne… De son côté, le Golden Visa permet aux portefeuilles bien garnis de résider sur l’île à condition d’ouvrir un copieux compte en banque ou d’acheter une résidence. Ce sésame permet ensuite de bénéficier d’un accès favorisé aux autres pays de l’Union européenne, dont est membre Chypre sans faire partie (jusqu’ici) de l’espace Schengen. Le pays voit ainsi fleurir actuellement de petits gratte-ciel, qui lui donnent un air de mini Dubaï, cité elle aussi terre d’accueil pour riches exilés… À la vague des Libanais consécutive à la guerre civile voici plusieurs décennies, ou plus récemment après l’explosion dans le port de Beyrouth – Chypre est à moins d’une heure d’avion du Liban – , a succédé celle des Russes et même des Ukrainiens. Enfin, les Israéliens s’y rendent presque en voisins. Ce n’est donc guère un hasard si les fondateurs de VIMA, installés depuis plusieurs années à Chypre, ont de fortes connexions avec la Russie mais aussi avec Londres. De la colonisation britannique, l’île a gardé entre autres la conduite à gauche, des bases militaires, et des liens étroits…

Vue de VIMA Art Fair. Photo Daria Makurina
« On assiste à un tournant pour Chypre, confie la collectionneuse et philanthrope Andre Zivanari, membre du comité d’expert de la nouvelle foire. L’île se développe rapidement, grâce tant aux locaux qu’aux étrangers, et a une croissance de 3 % en 2024, la 5e plus forte en Europe. Dans ce contexte de prospérité, il était pertinent de lancer une foire ». Non seulement fondatrice et directrice de l’organisation à but non lucratif Point Centre for Contemporary Art, cette ancienne créatrice de mode, diplômée de la Central Saint Martins de Londres et formée à la critique d’art, a également contribué pendant plusieurs années au pavillon chypriote de la Biennale de Venise. Elle invite régulièrement des artistes en résidence, sans attendre forcément une œuvre en retour. Deux ans avant qu’elle ne soutienne Rosa Barba, Cyprien Gaillard a séjourné sur l’île en 2010 et y a laissé une vidéo tournée sur les sites archéologiques de cette terre aux multiples civilisations, et qui n’a pour l’heure pas encore été montrée au public… Sur rendez-vous, et pendant la foire, la mécène ouvre les portes de sa maison contemporaine à Nicosie, la capitale. Ce troisième volet de son cycle d’expositions at home, la « Parthenon Exhibition », est dédié à Jason Dodge. Par ailleurs, parmi les soutiens de la foire figure Alexandros Diogenous, entrepreneur et collectionneur influent à l’origine de l’organisation sans but lucratif Pylon Art & Culture.

La mécène Andre Zivanari. Photo Alexandre Crochet
Avec 27 exposants, VIMA (plateforme ou tribune en grec) se veut une boutique fair à taille humaine, ouverte de l’après-midi à la tombée de la nuit. Cette première édition se distinguait par des stands aérés, des accrochages soignés, comme celui d’Eleftheria Tseliou d’Athènes, et un choix d’œuvres de qualité, mêlant peinture, photo et art conceptuel. De toute évidence, les galeries avaient fait des efforts pour fournir un niveau homogène pour ce lancement, ce qui n’est pas toujours le cas dans les jeunes foires… La participation au Salon étant sur invitation, et non pas sur candidature. Les organisateurs ont aussi pris soin d’ancrer l’événement dans le pays. Dix exposants, galeries ou espaces non-profit sont basés dans le pays, ce qui révèle aussi la réalité palpable de la scène artistique chypriote… Eins Gallery, basée à Limassol, est à ce jour la seule enseigne d’art contemporain à bénéficier d’une surface internationale, participant à des salons à l’étranger. « Cette foire n’a rien à envier aux autres », confiait le galeriste.

Vue de l'exposition "The Posterity of the Sun", Vima 2025. Photo A.C.
La Foire a fait appel au curateur français Ludovic Delalande pour concevoir une exposition non commerciale à ciel ouvert juste en face de son site, dans les ruines très théâtrales des entrepôts. Soutenue par Natalia Kaygorodova, « The Posterity of the sun » tirait son nom d’un livre d’Albert Camus et René Char, La Postérité du soleil. Un clin d’œil à l’astre « réconfortant et sans frontières, qui réunit ces peuples divisés », chypriotes grecs au sud et turcs au nord, séparés par un rideau de fer coupant en deux la capitale Nicosie depuis les années 1980. Entre performances et installations textiles flottant au vent, les œuvres des seize artistes – de Simone Fattal à Adrian Pepe en passant par Jennifer Douzenel, Monia Ben Hamouda ou Vasilis Papageorgiou ou une vidéo de Younes Ben Slimane – tissaient une conversation autour du soleil, de la pluie et de l’eau qui manque cruellement à cette île « aux confins de l’Europe et au début du Moyen-Orient », souligne Ludovic Delalande. Une jolie réussite pour une exposition aussi éphémère, qui renvoyait aussi aux artistes exposés sur la foire ou présents dans les collections privées du pays. Les visiteurs pouvaient encore découvrir, dans l’immense hangar de la PSI Foundation jouxtant la Foire, une exposition sur les pères de l’architecture moderniste de Limassol, accompagnée d’une spectaculaire installation immersive du Britannique Mat Collishaw – des créatures des grands fonds sous- marins qui semblent envahir un centre de recherche humain submergé par l’eau…

Oeuvre de l'artiste Bady Dalloul, galerie The Third Line. Photo A.C.
La galerie The Third Line de Dubaï exposait le travail délicat du Franco-Syrien Bady Dalloul, né en 1986 et vivant entre Dubaï, Tokyo et Paris. Il fallait compter 7 000 euros pour un groupe de six boîtes d’allumettes au fond peint comme des miniatures contemporaines de portraits d’acteurs politiques du Moyen-Orient ou de scènes de rue – le Mori Art Museum de Tokyo a acquis récemment un ensemble de 200 œuvres de cette série. La galerie Fragment, qui a fermé son espace moscovite pour s’établir à New York, a très bien vendu des peintures de Rei Xiao (1 200 à 3 100 dollars) et les tapisseries de Dagnini (6 500 à 9 000 dollars) « sur le fait de vivre malgré la crise que nous traversons, sur la nécessité de poursuivre sa vie ordinaire », explique Alexander Shchurenkov, cofondateur qui a rencontré sur le Salon des Russes, des Ukrainiens et d’autres russophones, des Dubaïotes venus découvrir la foire… « Certains ont des résidences en France, en Italie ornées d’œuvres de Picasso ou de Chagall, et ici, ils viennent soutenir l’art plus contemporain, une façon de montrer leur engagement », ajoute le galeriste. À l’issue de la Foire, ce lundi, les organisateurs ont annoncé « des ventes consistantes entre 800 et 80 000 euros, trois galeries ayant fait sold out. Le Salon a accueilli 4 000 visiteurs ». Un début encourageant pour une foire qui repose sur un écosystème très singulier, les organisateurs espérant grandir l’an prochain, avec la réhabilitation d’autres hangars, et la consolidation du plateau d’exposants. En attendant, ses initiateurs ont réussi à positionner Chypre de manière stratégique sur la scène artistique internationale…