On a dit du grand designer transalpin Andrea Branzi, à sa mort il y a à peine six mois, qu’il était « Le dernier des Mohicans »… Que dire alors de Gaetano Pesce, autre grand monstre du design international, dont l’annonce de la disparition, le 3 avril 2024, à l’âge de 84 ans, a été faite via son compte Instagram officiel ce 4 avril ?
Basé depuis le début des années 1980 à New York, l’architecte, designer et théoricien avait affronté, ces derniers mois, « des problèmes de santé », mais « était resté positif, enjoué et toujours curieux », indique le communiqué. L’homme disparaît une semaine avant le plus grand rendez-vous de la planète design, le fameux Salon international du meuble de Milan, où il avait coutume d’égratigner allègrement tout ce qui lui déplaisait. On se souvient, notamment, de l’édition 2011, avec son installation Italia in Croce [« L’Italie en croix »], à travers laquelle il « crucifiait » la classe politique transalpine – et en premier lieu Silvio Berlusconi, alors président du Conseil –, fustigeant son « inactivité », son « moralisme », son « égoïsme » et son « conservatisme ».
Né le 8 novembre 1939 à La Spezia, en Italie, Gaetano Pesce étudie à l’Institut universitaire d’architecture de Venise, d’où il sort diplômé en 1965. Dès le début de sa carrière, il se concentre sur l’homme et ses besoins, et œuvre pour les grandes firmes mobilières de la Péninsule, telles B & B Italia ou Cassina. Pour cette dernière, il imagine, en 1969, Up, une série de sièges anthropomorphes en mousse de polyuréthane sans structure, dont l’un baptisé Donna [« Femme »], devenu mythique, avec l’idée, longtemps avant #metoo, de dénoncer la condition de la femme et son manque de liberté. « La femme représente la moitié de la population de la planète. Pour dépasser la crise du monde, il faut que les femmes prennent le pouvoir. Elles montrent un engagement que les hommes n’ont pas. Elles ne sont pas belliqueuses, ont l’amour du travail, font de la politique pour servir et non pour se servir. Bref, le monde a tout à y gagner », lançait-il déjà à l’époque.
Gaetano Pesce était, avant tout, un as de l’expérimentation. « Le design c’est l’innovation, expliquait-il. Pour rendre la vie plus riche, il faut expérimenter les nouveaux concepts, les nouvelles technologies, les nouveaux matériaux ». En quelque six décennies de création, l’homme n’a cessé d’abhorrer l’uniformisation et de critiquer, évidemment, ces industriels qui fabriquent ad nauseam des produits parfaitement identiques. « Je lutte contre l’idée de perfection. Nous sommes tous bourrés de défauts. Pourquoi vouloir à tout prix la perfection ?, répétait-il. Pourquoi continuer à imposer comme idéal une beauté abstraite ? On peut au contraire, à travers les défauts, proposer un nouveau concept de beauté. Dans l’industrie, certaines erreurs sont d’une beauté extraordinaire ».
C’est pourquoi il avait inventé la notion de « série diversifiée », autrement dit l’introduction de « l’original », de « l’unique » dans la série. Comment ? « Un objet, quel qu’il soit, est le produit de deux choses : d’un côté, le binôme forme/fonction ; de l’autre, l’expression ou le contenu, autrement dit ce que l’objet exprime d’un point de vue, par exemple, de la religion, de la politique, de la société ou de l’existence. Cela peut aussi être de l’ordre de la surprise ou de l’humour, car on peut transmettre la différence grâce à l’humour, à la légèreté. J’ai conçu une armoire qui, lorsque les portes sont fermées, semble sourire et, lorsqu’elles sont ouvertes, semble faire la grimace. Il est très important que l’objet soit un lieu où l’on parle. Ça aide à penser ».
Son matériau fétiche : la résine. « J’use des matériaux de mon époque, soulignait-il. Il existe aujourd’hui des matières aux qualités extraordinaires, comme, par exemple, des résines dont la couleur change selon les heures de la journée. Souvent, je laisse "parler" les matériaux et ils sont souvent plus riches que je ne l’aurais pensé. Il ne faut pas hésiter non plus à les "manipuler". Ce que le cerveau ne peut "voir", la main, elle, le peut ». D’où cette ribambelle d’objets – et d’architectures aussi – très tactiles, comme ceux produits par une société qu’il fonde à dessein, Fish Design – son nom Pesce signifie « poisson » en italien. Gaetano Pesce ne manquait pas d’humour, à l’instar de cette autre collection intitulée « Nobody’s Perfect » [« Personne n’est parfait ! »].
Étrange coïncidence : plusieurs pièces signées Gaetano Pesce sont actuellement visibles au salon PAD Paris, au sein de deux galeries : à la Pulp Galerie et chez Luna Laffanour/Downtown+. Chez cette dernière, un portrait géant en noir et blanc de Gaetano Pesce emplit la cimaise. Le designer a les yeux clos…