Dans l’émission de TF1 « Tournez manège ! », Évelyne Leclercq orchestrait les possibles amours d’hommes et de femmes séparés par une cloison. Le 16 mars 1993, six millions de téléspectateurs y découvrent un étudiant de 22 ans, inscrit à l’école supérieure d’art de Grenoble, qui se présente comme un artiste multimédia. Trente ans plus tard, l’émission fait son retour au MAC VAL, à Vitry-sur-Seine, à l’occasion d’une rétrospective consacrée à Matthieu Laurette.
C’est avec cette première « apparition » que celui-ci s’est inventé artiste. L’émission étant préenregistrée, il avait eu le temps de fabriquer des cartons d’invitation et de les envoyer à diverses personnalités du monde de l’art pour leur annoncer que son geste d’infiltration de la télévision était une œuvre en soi. Un artiste était né, parce qu’il l’avait décidé ainsi. Le passage dans le poste suffisait à en témoigner, le poste lui-même se faisant le réceptacle de ce désir. Peu après, il s’incrustera dans une autre émission populaire, « La Grande Famille », sur Canal+, animée par Jean-Luc Delarue, puis dans « Silence, ça pousse ! » au début des années 2010. Matthieu Laurette n’a cessé de prendre la télévision au sérieux, tout en s’en amusant.
L’ART DU SPECTACLE
Se proclamant artiste à travers le filtre télévisuel à un âge où il s’ouvre à l’histoire de l’art sur les bancs d’une école d’art (fait consigné dans un portrait photographique de Jean-Luc Moulène exposé à l’entrée de l’exposition), Matthieu Laurette s’inscrit dans le mouvement de l’art conceptuel, à l’heure du divertissement de masse. Comme le suggèrent la réactivation et la redécouverte de nombreuses vidéos, installations, sculptures, photographies, œuvres sur papier, etc. conçues au long d’une carrière de trente ans, cette dimension conceptuelle se mêle à d’autres formes esthétiques proches du pop art, de la « critique institutionnelle », de l’« arteconomy », ainsi qu’à un attachement à l’ironie et à l’humour comme clé d’interprétation latérale du monde – du monde « in real life » (dans la vraie vie), comme il s’amuse à le qualifier dès les années 1990, par contraste avec la réalité virtuelle.
Alors très marqué par le texte The Return of the Real*1 de Hal Foster, Matthieu Laurette s’opposait à la génération des années 1970-1980 ancrée dans le formalisme et la fiction. Se montrer à la télévision, c’était pour lui « rentrer dans le réel des gens ». Au-delà de ses apparitions télévisées, l’on rit souvent devant ses œuvres, comme si la manière qu’il a de rendre compte du monde présent, de documenter la vie d’artiste, de décrire les mécanismes de la vie économique, produisait, outre du désenchantement, de l’étonnement joyeux.
L’un des grands mérites de cette rétrospective « dérivée », organisée par Cédric Fauq (né lui aussi en 1993), commissaire en chef et responsable du service des projets au Capc, musée d’Art contemporain de Bordeaux, tient à cette restitution vivante d’une œuvre protéiforme que l’on a trop fréquemment réduite à quelques coups d’éclat. Car, outre ses apparitions télévisées, Matthieu Laurette reste associé à une autre folie de jeunesse, les Produits remboursés, avec lesquels il met en pratique la possibilité de consommer gratuitement en profitant des opérations marketing et offres commerciales des supermarchés. L’artiste s’infiltre au cœur du système économique, à la manière d’un artiste post-situationniste, dévoilant, dans son absurdité même, la réalité des vies quotidiennes, et visant, comme le suggère Cédric Fauq, à « rendre les frontières entre monde de l’art (de la représentation) et monde réel (de l’action) plus poreuses ».
Au fil d’un parcours hanté par les traces des passages de l’artiste dans plusieurs expositions collectives du MAC VAL (« Let’s Dance » en 2010-2011 ; « Situation(s) [48° 47′ 34″ N/2° 23′ 14″ E] » en 2012; « Chercher le garçon » en 2015; « Lignes de vie. Une exposition de légendes » en 2019), le public prend la mesure de l’ampleur des gestes de Matthieu Laurette, lesquels débordent la dimension simplement debordienne d’un travail haletant sur le monde réel malheureusement un peu trop négligé ces dernières années en France. Car, si sa précocité répondait au modèle constitué de l’artiste émergent (il fut lauréat du prix Ricard en 2003), Matthieu Laurette n’a pas échappé à certains mécanismes d’occultation dans les années 2010.
LE SPECTACLE DE L’ART
Cette monographie vient donc réparer une relative invisibilité en saluant l’inventivité formelle et la richesse conceptuelle d’une démarche centrée sur la manière de penser la circulation des œuvres et des idées, et d’utiliser l’image comme outil de compréhension du monde et de soi. « Le travail de Matthieu Laurette se cristallise autour de trois problématiques : la circulation de l’image, de l’art et de l’argent », souligne ainsi Cédric Fauq. Peu d’artistes de sa génération ont mis en forme une réflexion aussi accomplie sur la notion de valeur. Que vaut la vie d’un artiste ? Qu’est-ce qu’être un artiste aujourd’hui ? Cela suppose-t-il d’avoir forcément un collectionneur ? de produire des objets ? d’avoir des followers sur Instagram ? Dans sa série DEMANDS & SUPPLIES (depuis 2012), Matthieu Laurette documente ce que coûte la vie d’un artiste (loyer, factures et dépenses diverses peuvent être achetés comme une œuvre en soi), rappelant que la transaction financière forme souvent l’objet d’une œuvre, dans un geste de mise à nu de sa condition autant qu’un commentaire postdebordien sur la société du spectacle artistique. À l’occasion de sa pièce Things (depuis 2010), qui consiste à financer pour l’artiste l’acquisition d’objets de la vie courante contre un certificat avec photographie tenant lieu d’œuvre, Matthieu Laurette souligne qu’un artiste ne saurait « vivre d’amour et d’eau fraîche », encore moins de « like ». Un clin d’œil à l’œuvre de l’artiste conceptuel Chris Burden, le premier à avoir détaillé publiquement sa situation financière dans Full Financial Disclosure (1976-1977).
Jouant sans cesse avec l’histoire de l’art, assumant sa proximité avec certains artistes, tel Raymond Hains, aux côtés duquel il a longtemps navigué de manière complice, Matthieu Laurette pratique, à la mesure de son aîné, une analyse réflexive des conditions de possibilité de création. La part d’échec contenue dans l’ambition artistique est ici moins effacée qu’elle n’est sublimée dans des œuvres qui s’en amusent, à l’image de ses lettres de refus (un poste de professeur aux Beaux-Arts de Paris, une résidence à la Villa Médicis, etc.) ou de son insistance obsessionnelle à rappeler sur des papiers à en tête d’hôtels qu’il est un artiste (série I AM AN ARTIST, 2012). Sans l’énergie de celui qui tient sa position, la « lose » flotterait à l’horizon.
Il est frappant qu’il ait dû racheter sa sculpture The Freebie King (2001) – son hit, un autoportrait avec un chariot rempli de produits remboursés – à un collectionneur qui la mettait en vente publique ! Dans le monde de l’art, tout circule, s’oublie et se rachète. Dans le parcours d’exposition lui-même, d’une richesse incroyable, tout se répond, chaque pièce résonnant avec une autre. Comme si le spectacle ne s’arrêtait jamais dès lors que l’artiste joue avec les motifs que sont l’infiltration, l’appropriation, le détournement, la revisitation, voire le rachat, de ses œuvres, de son passé, de son image, de lui-même. Le clou du spectacle a toujours un coût. Le manège tourne au MAC VAL avec entrain. Avec Matthieu Laurette aux manettes, le vertige de l’amour de l’art est garanti, sinon remboursé.
*1 Hal Foster, Le Retour du réel. Situation actuelle de l’avant-garde [1995], Bruxelles, La Lettre volée, 2005.
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« Matthieu Laurette : une rétrospective dérivée (1993-2023) », 21 octobre 2023 - 3 mars 2024, MAC VAL, place de la Libération, 94 400 Vitry-sur-Seine.