Julien Creuzet : Les Possédées de Pigalle ou la Tragédie du roi Christophe
Au milieu des années 1970, cité Véron à Paris, se trouvait une salle de concert et temple qui proposait des spectacles vaudous. Ce lieu mythique fit l’objet d’un bel article du quotidien Le Monde en 1976 sous le titre « Les Possédées de Pigalle ». La chanteuse et prêtresse Mathilda Beauvoir enregistra en 1973 un 33 tours sur le prestigieux label CBS, disque que l’on peut entendre en découvrant l’exposition. Julien Creuzet trouve dans cette aventure une nouvelle source d’inspiration, un nouveau relais dans sa relecture d’une contre-culture caribéenne. Ses sculptures flottantes, à moitié incarnées, sont faites de bouts de tissus ficelés sur des tiges auxquels s’ajoutent de nombreux éléments : plumes, clochettes, dessinant parfois une silhouette humaine, portant pour la plupart des réserves de riz ou de haricots. Peintures et impressions sur vinyle complètent ce cadre de cérémonie. Les mots de La Tragédie du roi Christophed’Aimé Césaire viennent nourrir les titres des œuvres. Au terme du parcours, est présenté un court film d’images animées dans lequel danse un humanoïde couvert de plumes, qu’accompagnent fruits, feuilles ou pierres, au son d’une chanson écrite par l’artiste. Un univers très solaire et une musique actuelle qui fait écho au chant de Mathilda Beauvoir à l’autre bout. À deux encâblures du temple Vaudou (pour qui croit au génie du quartier), Creuzet poursuit son travail de remémoration et de réactivation, et nous laisse en attente d’une prochaine escale, tant cet artiste enchaîne aujourd’hui les projets à un rythme soutenu [il représentera la France à la Biennale de Venise en 2024].
Du 24 février au 8 avril 2023, High Art, 1 rue Fromentin, 75009 Paris
Robert Polidori : Photographs
Dans ses grandes photographies réalisées à la chambre, Robert Polidori s’attache à saisir un événement ou une histoire, avec un intérêt particulier pour les intérieurs, comme en témoigne ce choix d’œuvres des années 2001 à 2010. Au rez-de-chaussée, est présenté un ensemble de photographies de salles du château de Versailles. Le détail d’une boiserie, un rideau fleuri à demi protégé des visiteurs par un caisson de verre… autant de détails qui témoignent du regard d’un authentique visiteur, voire d’un familier des lieux. À mi-étage de la galerie, c’est la vision d’un mur à la peinture verte totalement écaillée qui porte en son centre, collée au mur, la photographie d’une vague. Cette photo est si picturale qu’elle fait l’effet d’un trompe-l’œil, et offre un miraculeux condensé de l’histoire de Beyrouth, puisque c’est de cette ville qu’il s’agit à travers l’hôtel Petra. Cette faculté de Polidori à raconter, à produire des récits, par le biais de photographies d’architectures, se confirme dans les photos qui suivent, que ce soit les vestiges d’une classe de théorie musicale à Pripyat (Tchernobyl), les façades de boutiques ou un intérieur d’une maison dévastées après le passage de l’ouragan Katrina à la Nouvelle Orléans. Ce rapprochement entre un haut lieu de préservation et de restauration, et ces sites à l’abandon, parle pour l’histoire, celle des guerres comme celle des catastrophes naturelles ou provoquées.
Du 25 février au 29 avril 2023, Galerie Karsten Greve, 5 rue Debelleyme, 75003 Paris
Chloé Delarue : TAFAA - SYCAMORE RABBIT (Give’Em The Love Tonight II)
À ne considérer que l’acronyme par lequel Chloé Delarue regroupe l’ensemble, de ses œuvres – TAFAA (Towards A Fully Automated Appearance, vers une apparence entièrement automatisée) –, et ses propos sur la façon dont les technologies numériques modifient nos perceptions et nos corps, on pourrait oublier que ce travail a également des racines dans le post-minimalisme et dans le process art. Ici, une large flaque de latex, empreinte d’un sol pavé, pose le décor. Les titres longs et lyriques témoignent d’une connaissance aiguë des réseaux et des techniques de manipulation. Mais, les œuvres jouent à brouiller les cartes entre un aspect technologique (éléments en acier ou en inox, néons ou tubes fluorescents, ronronnement de moteur), et des images dans le goût carnavalesque. C’est, par exemple, une ébauche de corps portant une face hilare sur un écran transparent, qui laisse voir derrière elle une écorchée, en animation, qui marche interminablement. Comme la rencontre de l’âge humaniste et de celui de l’algorithme. Plutôt que de tenter de décrire en une poignée de mots l’une de ces sculptures robotisées, on mentionnera cette monstera (en impression 3D) qui glisse sa tige dans un nœud de gibet en néon. L’art comme une force de désordre et le bricolage pour singer le futur.
Du 25 février au 22 avril 2023, Galerie frank elbaz, 66, rue de Turenne, 75003 Paris
Dagoberto Rodríguez : Solar Storm
Accueillis par un casque de police en fonte d’aluminium, en vitrine et par sept casques identiques posés sur une étagère, on comprend que Dagoberto Rodríguez ne craint pas le langage direct quand il s’agit de figurer l’oppression. Pourtant, dans cette exposition très articulée, qui traite de questions graves et même littéralement brûlantes, cette pièce choc est l’exception, le reste des œuvres jouant au contraire sur la distanciation. Une série de peintures sur toiles ou sur papier montre en vue aérienne des camps de réfugiés au Bangladesh ou en Grèce et un camp de candidats à l’émigration à La Havane (d’où est originaire l’artiste, autrefois membre de Los Carpinteros), mais les bâtiments ont été construits en Lego. Dans une autre série, le modèle des tableaux en Lego lui sert à peindre des robots d’exploration de la NASA sur Mars dans une gamme très restreinte qui accentue leur irréalité. Avec la représentation camouflée de ces migrants, auquel on refuse l’espace, et ces espaces à conquérir dans des images comme pixélisées, s’amorce une spéculation sur la colonisation. Un très court film d’animation nous permet de fixer l’astre solaire qui repousse pierres et briques dans l’atmosphère, et nous offre la vision d’une fin aussi belle que terrible.
Du 18 février au 15 avril 2023, Galerie Peter Kilchmann, 11-13 rue des Arquebusiers, 75003 Paris