« Puisque ces mystères me dépassent, feignons d’en être l’organisateur ». Dans « Anima », son exposition au Collège des Bernardins, à Paris, Laurent Grasso semble faire sienne la citation de Jean Cocteau – tout à la fois pragmatique et poétique –, poursuivant une quête déjà présente dans son film OttO (2018), tourné en Australie dans le sillage des pistes sacrées aborigènes, et Artificialis, dévoilé au musée d’Orsay au printemps 2021. « Que reste-t-il à explorer aujourd’hui, partant du principe que tout a été cartographié, mesuré, analysé ? Nous sommes dans une phase de mutation assez profonde, c’est ce changement finalement que nous pouvons désormais explorer. Les choses redeviennent mystérieuses », nous avait alors confié le plasticien dans un long entretien.
L’invitation qui lui a été faite au Collège des Bernardins s’inscrit dans le cadre des recherches de la chaire « Laudato si’. Pour une nouvelle exploration de la Terre », initiée dans le prolongement des réflexions du philosophe Bruno Latour. L’historien de l’environnement Grégory Quenet, qui la dirige, s’attache aux représentations de la zone critique, l’enveloppe terrestre où se concentre la vie. Ses échanges avec Laurent Grasso ont nourri son travail ces dernières années sur les relations entre humains et non-humains, ce que nous savons des cycles géochimiques, des organismes vivants. Le champ ouvert par les connaissances scientifiques en termes de création visuelle est au cœur de l’exposition, conçue spécifiquement pour le lieu, alors même que l’idée de nature, longtemps mise à distance en tant qu’entité séparée de l’être humain, est aujourd’hui questionnée par des penseurs de premier plan, tel l’anthropologue Philippe Descola. Au Collège des Bernardins, ce n'est pas tant Par-delà nature et culture que nature et surnaturel.
Laurent Grasso a disposé sa série Studies into the Past de tableaux d’architectures hantées de nuages fantomatiques et de nuées de feux follets sur les colonnes de la grande nef, comme autant de perspectives en perspective. Cette mise en abîme crée un dialogue réussi entre des pièces contemporaines et la sobriété du monastère du XIIIe siècle. La dimension spirituelle de l’espace du Collège des Bernardins ajoute au propos. Sur les murs, des Panoptes, yeux greffés sur une tige végétale. Ici, des sculptures de rochers, des sphères en verre, des formes géométriques inspirées des solides de Platon et d’Archimède, la silhouette d’une chouette en onyx… Là, un jeune garçon en bronze tenant dans ses bras un renard. Nuages, flammes, rochers, renard que l’on retrouve dans le film Anima où évolue dans la forêt son protagoniste, incarné par le comédien Micha Lescot. Sur l’écran, le mystère opère. « Une plongée hypnotique dans un état de conscience démultipliée, à la frontière de l’humain et du non-humain, écrit Grégory Quenet dans son introduction au catalogue. Un point de vue hybride qui pourrait être tout à la fois celui d’un esprit, d’un instrument de mesure scientifique, d’un animal, d’une intelligence artificielle, d’un organisme ou d’une machine. Cette conscience diffractée perçoit la réalité concrète autant qu’immatérielle d’un étrange "mur païen" le long duquel adviennent des événements et des phénomènes. » Un territoire énigmatique, intemporel, plongeant le spectateur dans un espace-temps proche de celui du rêve. Une « inquiétante étrangeté », résume le philologue Donatien Grau.
Pour renouveler nos imaginaires en ces temps de transition écologique nous amenant à repenser notre rapport au monde, Laurent Grasso s’est inspiré de relevés scientifiques sur la zone critique proche du mont Sainte-Odile, en Alsace, où il a grandi. Le site cristallise des croyances autour de l’énergie émanant de la terre, et plus particulièrement d’un « mur païen », superposant différentes histoires : sainte Odile, née aveugle, avant de miraculeusement recouvrer la vue, la géobiologie, des cheminées cosmo-telluriques déformant les arbres, un crash d’avion il y a quelques années… Une nouvelle étape dans l’exploration de l’invisible pour cet artiste fasciné par l’énergie du lieu.
« Anima », jusqu’au 18 février 2023, Collège des Bernardins, 20 rue de Poissy, 75005 Paris.