Alors qu’il était unanimement salué pour la subtilité de ses pastels en couleurs, Edgar Degas (1834-1917) ne craignait pas d’affirmer, non sans provocation : « Si j’avais à refaire ma vie, je ne ferais que du noir et blanc. » Au sein de ses nouvelles salles d’exposition temporaire du quadrilatère Richelieu, le Cabinet des estampes et de la photographie de la Bibliothèque nationale de France (BnF), à Paris, prend l’artiste au pied de la lettre sinon au pied du trait. Au fil des gravures, lithographies, monotypes, dessins, fusains, photographies, sans oublier une peinture et une sculpture, réunis ici – autrement dit, près de 160 œuvres exceptionnelles et pour beaucoup jamais montrées –, cette exposition déroule presque toute la carrière d’un des « héros » de l’impressionnisme : Degas découvre en effet l’estampe en 1856 et ne cessera d’en réaliser pendant près de cinquante ans.
Mais elle dresse surtout le panorama d’une société qui se transforme profondément et s’ouvre sur une nouvelle modernité urbaine que symbolisent les grands boulevards, les salles de spectacle, la voiture, le train… et la photographie. Quand Degas s’essaie à une composition mythologique, Sémiramis construisant Babylone (vers 1860/1862), c’est plutôt les grands travaux de Paris que l’on a l’impression d’avoir sous les yeux ! Et lorsqu’il souhaite représenter en gravure un voyage en omnibus, le paysage à travers la fenêtre y devient proche des abstractions que Vassily Kandinsky réalisera trente-cinq ans plus tard ! Pablo Picasso ne s’y est pas trompé, puisqu’il conservait l’exemplaire dans sa collection personnelle…
TRAVAIL D’ATELIER
Mais l’impressionnisme selon Edgar Degas est singulier à plus d’un titre. Comme le souligne le commissaire de l’exposition Henri Loyrette : d’une part « [il] a le goût de l’intérieur, du spectacle, du nocturne, du contre-jour, de tout ce qui récuse la lumière du grand jour et l’immédiateté de ce qui est “pris sur le vif”. Jamais il ne travaille sur le motif, tout son œuvre est un produit de l’atelier »; et, d’autre part, « pour [lui], le réalisme, qu’il revendiquait, c’est prendre des fragments du réel pour recréer une réalité autre ». D’où cette passion pour les techniques de l’estampe qui se font en atelier et interrogent l’idée même de représentation : « Dans l’estampe comme dans la photographie, il y a cette part d’inconnu; on grave ou on prend un cliché et quelque chose se “révèle” qui surprend merveilleusement. » Le plus intéressant dans cette exposition est, d’un côté, ce travail de laboratoire de Degas autour de l’épreuve et du tirage, de l’autre, sa façon spécifique de rendre compte de la modernité de son temps, enfin l’articulation très fine qu’il opère de l’un à l’autre.
L’artiste dupliquait les tableaux sur un même thème. Afin de saisir le moment le plus juste d’une scène donnée, il multiplie les états de chaque estampe à partir de tous les procédés disponibles qu’il associe entre eux : eau-forte, pointe sèche, aquatinte, vernis mou, superposition de lavis d’aquatinte ou du tout nouveau crayon électrique, rehaut d’encre passée au pinceau ou au chiffon. En témoignent les vingt états de la gravure Mary Cassatt au Louvre.
Les peintures qu’il réalise entre 1879 et 1880 : tout y est précis et minutieux autant que délicat et fragile, et le trait y devient même parfois duveteux ! Ce souci permanent de l’exactitude et du détail rend sa peinture un peu statique et compassée – le dialogue Édouard Manet/ Edgar Degas mis en œuvre par le musée d’Orsay, à Paris (jusqu’au 23 juillet 2023), en atteste souvent. À l’inverse, son travail sur papier est léger, subtil et aérien. Les effets de cadrage, de verticalité ou d’horizontalité, de gros plan, de diagonale, de syncope, de netteté, de flou, de clair-obscur, de contre-jour ou de surexposition y sont ainsi époustouflants d’invention et de maîtrise. Au-delà des simples perceptions visuelles que l’artiste a du monde, ce qui saisit véritablement Degas de tout son être, ce sont les sensations palpables, physiques et dynamiques qu’il ressent et éprouve : la vitesse, la lumière, le son, l’odeur, le toucher, l’air entre les choses…
C’est la vérité de ces impressions que Degas cherche à transposer et à fixer sur le papier. Et il y réussit merveilleusement, à l’instar d’une toute petite gravure, Profil de chanteuse (vers 1877-1878), qui ne figure que le visage de profil d’une artiste de cabaret en gros plan et les trois globes lumineux d’un café-concert. Degas en note ainsi sur son carnet la légende : « Sur le soir/sujets à l’infini/dans les cafés différentes valeurs des globes renvoyés dans les glaces. » Mais c’est surtout toute une soirée sur les boulevards qui défile devant nos yeux.
CRÉER EN NÉGATIF
Évidemment, l’exposition n’échappe pas aux séries iconiques des « femmes au bain ». Mais ce que l’on en retient, c’est moins la nudité du corps offert au regard que la moiteur de l’atmosphère du bain dans le clair-obscur de la chambre; c’est moins le bras levé qui montre un sein que la rapidité de la serviette qui le sèche. Car, là encore, Edgar Degas innove : il tire littéralement la lumière des ténèbres. Partant d’un fond sombre, il travaille en négatif, enlevant l’encre posée sur la plaque à l’aide d’un tampon de mousseline, d’un pinceau, d’une pointe, voire même directement d’un doigt ou d’un ongle particulièrement expert ! Sur ce thème du corps féminin, il n’y a que quatre pastels et fusains, mais ils sont monumentaux et fulgurants, de purs chefs-d’œuvre. Le premier, Baigneuses (1899), représentant deux nus et un chien, revisite Paul Cézanne; le deuxième, Après le bain (vers 1900), est l’un des plus incroyables « femmes au tub » qui soit; les derniers sont deux versions d’une énergie folle de danseuses s’exerçant.
L’exposition s’achève sur l’œuvre photographique de Degas, médium qu’il expérimente à partir des années 1890. Il imposera même à son marchand une exposition de ses plus beaux tirages en 1895. Il en dira dix ans plus tard : « La photographie, ça a été une passion terrible, j’ai ennuyé tous mes amis. » À la faveur d’un double portrait de l’écrivain Stéphane Mallarmé et du peintre Auguste Renoir, il rend ainsi hommage aux célèbres Ménines de Diego Velázquez : dans le reflet du miroir de l’appartement de Julie Manet, d’un côté, on le voit à côté de sa chambre photographique fixant l’image pour l’éternité, de l’autre, on aperçoit la présence spectrale de Marie et Geneviève Mallarmé; cela malgré un temps de pose de 15 minutes et neuf lampes à pétrole afin d’éclairer au maximum la scène, selon les dires de l’écrivain Paul Valéry à qui a appartenu le tirage exposé.
Néanmoins, fallait-il vraiment terminer ce voyage à travers la création de Degas par trois gravures de Picasso datées de 1971 qui réduisent l’artiste à une caricature de satyre ? Ou mettre une nouvelle fois la représentation d’une femme nue comme affiche de l’exposition ? Encore éditer, dans la collection « L’œil curieux » – consacrée aux collections de la BnF –, un ouvrage intitulé Nues. Femmes lascives ? Degas vaut bien mieux que cela, les femmes également et le public dans son ensemble tout autant !
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« Degas en noir et blanc. Dessins, estampes, photographies », 3 mai - 3 septembre 2023, Bibliothèque nationale de France, site Richelieu, galeries Mansart et Pigott, 5, rue Vivienne, 75002 Paris.